Exceptionnellement, le conseil des ministres se tint le vendredi. Il était présidé par le général de Boisguibert. Les généraux Tourdion et Schreiber y participaient en leur qualité de ministres tandis que le général Cassaux et l’amiral Geoffroy de Barzach, chefs d’état-major de l’aviation et de la marine et membres du comité de Sauvegarde, y assistaient en tant qu’observateurs muets. Les divers ministres échangeaient des regards avec un léger sentiment d’irréalité. Tous ou presque connaissaient le décor du salon Murat et le rituel du conseil, mais il ne leur était jamais arrivé d’y siéger en même temps que leurs rivaux de l’autre camp. L’atmosphère leur paraissait étrange, à la fois familière et complètement nouvelle.
Le conseil fut long. Le général de Boisguibert donna d’abord la parole à Bertrand Delanoë, qui insista sur la nécessaire solidarité qui devait inspirer le gouvernement et exhorta au rassemblement sans arrières-pensées de toutes les compétences. Puis vint un exposé du général Tourdion sur l’état très satisfaisant de la reconquête des zones d’émeute, sur le nombre des morts et blessés et sur le devenir des prisonniers. L’affaire, précisa-t-il, était en bonne voie de règlement mais laisserait sûrement des traces durables dans l’opinion et risquait de créer un fossé entre les populations des quartiers frappés et le reste du pays. Il suggérait que l’armée s’implique dans la reconstruction des zones reconquises et profite de cette opportunité pour lancer une campagne de recrutement en direction des jeunes de banlieue. Après tout, concluait-il, cette démonstration de force et d’efficacité au combat avait auréolé les forces armées d’un réel prestige, y compris aux yeux des jeunes qui avaient été aux premières loges pour en juger.
Le général de Boisguibert prit ensuite la parole pour détailler l’ensemble des mesures qui formeraient la feuille de route du nouveau gouvernement. C’était une synthèse des propositions émises par les divers partis ; synthèse d’autant plus facile, souligna le général, que beaucoup des mesures en question s’étaient retrouvées sur plusieurs des listes remises par des partis de droite comme de gauche. Une fois exposé le programme, le général fit un tour de table pour s’assurer que chacun des ministres approuvait effectivement les directives données et en admettait sincèrement le bien-fondé. Il fallait au comité, précisa-t-il, la certitude d’une collaboration pleine et entière. Elle lui fut réaffirmée, la main sur le cœur, par chacun des participants. Le conseil s’acheva par la consigne d’une confidentialité totale sur ce qui venait de se dire. Là encore, le général fut obéi. Les nombreux journalistes massés dans la cour de l’Elysée n’eurent droit à aucun commentaire, si ce n’est une remarque de Jean-Pierre Chevènement leur affirmant que « tout bien considéré, ces militaires étaient fort civils ».
Dans les jours qui suivirent, Alain Juppé rencontra ou contacta par téléphone certains de ses homologues européens. Il avait pour consigne de préparer les esprits à la plus spectaculaire des mesures décidées par le comité de Sauvegarde national.
Dans la soirée du jeudi 23 août, alors que la plupart des vacanciers commençaient leurs valises, le général de Boisguibert apparut pour la troisième fois en douze jours sur les écrans de télévision. Le rituel fut le même qu’à sa première apparition : accents de La Marseillaise, comité au grand complet et en uniforme rangé derrière une longue table, décor de drapeau tricolore et de Marianne, puis zoom sur le chef des putschistes. Seule différence : cette fois, tous les spectateurs connaissaient son visage et son nom.
- Françaises, Français, mes chers compatriotes… Moins de deux semaines après sa prise de responsabilité nationale, votre armée vient vous rendre compte de son action. En premier lieu, sachez que la grave crise insurectionnelle qui a frappé certaines de nos villes est désormais résolue. Avec un nombre limité de pertes, les forces engagées pour le maintien de l’ordre ont reconquis les quartiers insurgés, ont capturé les émeutiers et les ont remis à la Justice. D’ores et déjà, avec l’appui de régiments spécialisés, des travaux de déblaiement ont été entrepris, ainsi que la prise en charge et le ravitaillement des populations civiles mises à mal par ces émeutes.
L’orateur s’arrêta un moment, fixant la caméra de ses yeux sombres et déterminés. Il fallait laisser à l’information le temps de bien pénétrer les esprits.
- Mais il reste beaucoup à faire. Vous le savez, un gouvernement d’union nationale a été créé, composé d’hommes et de femmes aux compétences reconnues, issus de tous les bords politiques et décidés à travailler ensemble au relèvement de notre pays. Ce gouvernement a décidé de prendre dans les prochaines semaines un certain nombre de mesures, dont je vais à présent vous informer…
Nouveau silence. Le général de Boisguibert, qui avait lui-même rédigé son texte, possédait décidément le sens du tempo.
- En premier lieu, à la date du 1er janvier 2013, la France abandonnera l’euro et reviendra au franc, avec une parité de un pour un. La banque de France retrouvera l’ensemble de ses prérogatives en matière d’émission et de gestion de notre monnaie nationale. En second lieu, votre gouvernement décrète un moratoire de cinq ans sur le paiement du service de la dette. Cela signifie que, dans les cinq années qui viennent, la France va suspendre le paiement du remboursement de ses emprunts. Cette mesure va permettre d’économiser chaque année cent vingt milliards d’euros, qui seront affectés à des investissements dans les secteurs de la santé, de l’éducation, de la recherche et de la justice. En troisième lieu, le système bancaire français est nationalisé en vue de la création d’un service public du crédit. Les actionnaires possédant moins de 0,8% du capital des banques seront payés sur base de la valeur moyenne de l’action au cours des six derniers mois. Les autres actionnaires seront payés en obligations d’Etat remboursables d’ici cinq ans. En quatrième lieu, une taxe de 15% est instaurée pour l’importation sur le territoire français de produits alimentaires, automobiles, textiles et électroniques, y compris en provenance des pays de l’Union européenne. En cinquième lieu, un fonds national d’aide à l’accession au logement va être créé, pour permettre aux familles de devenir propriétaires de leur habitation. En sixième lieu, un impôt exceptionnel de 4% est instauré sur les bénéfices des entreprises du CAC 40, ainsi qu’une taxe de solidarité de 4% sur les patrimoines supérieurs à deux millions d’euros hors résidence principale. En septième lieu enfin, le RSA, le SMIC et les allocations familiales sont augmentés de 20% à partir du 1er octobre 2012, l’augmentation du SMIC étant compensée par une baisse de l’impôt sur les bénéfices pour les entreprises de moins de cinq cents salariés.
Un nouveau silence ponctua cette rafale d’informations. Devant leurs télés, les Français étaient ahuris. Tous ne saisissaient pas la portée de ce qu’ils entendaient, mais chacun sentait qu’il se passait là quelque chose d’exceptionnel.
- Françaises, Français, mes chers compatriotes, telles sont les premières mesures décidées par votre gouvernement. D’autres viendront les compléter prochainement, dont vous serez informés comme vous devez l’être. Dès la rentrée parlementaire, ces mesures seront présentées au Parlement qui, nous n’en doutons pas, leur donnera son approbation par un vote majoritaire. Des heures difficiles nous attendent. Sans doute allons-nous devoir affronter l’hostilité et la réprobation des autres puissances économiques. Mais nous saurons faire face aux difficultés. Souvenez-vous que la France est forte de chacune et chacun d’entre vous et que, rassemblés, nous pouvons faire des prodiges. Vive la république, vive la France !
Les militaires alignés derrière la table se mirent alors au garde-à-vous tandis que l’hymne national retentissait une nouvelle fois. Puis l’image fut remplacée par la photo d’un drapeau tricolore.
(A suivre)