Texte en continu


               Le 10 octobre 2011 en matinée, la rue de Solférino rendait publics les résultats du premier tour de la primaire socialiste. Près d’un million et demi de Français y avaient participé ; exactement 1 447 538. François Hollande arrivait en tête avec 40,86% des suffrages. Martine Aubry était seconde avec 37,13%. Ségolène Royal obtenait un accablant 9,14%, talonnée par un Montebourg à 8,32%. Manuel Valls et Jean-Michel Baylet finissaient dans les choux.
                Comme on pouvait s’y attendre, l’UMP et le FN daubèrent sur ce résultat. Jean-François Copé souligna « l’échec patent d’une tentative piteuse de détourner le fonctionnement de nos institutions » , tandis que Marine Le Pen rappelait que, dès juin 2011, elle avait prédit une participation réduite. De façon toute aussi prévisible, le PS se félicitait de « ce magnifique élan démocratique » et, oubliant le précédent d’Europe Ecologie, se targuait « d’avoir fait avancer les pratiques politiques françaises par cette innovation majeure ». Dans l’entourage de François Hollande, on avait débouché le champagne et on attendait avec confiance le résultat du second tour.

                La douche fut glaciale.

                Le 16 octobre au soir, Martine Aubry obtenait 52,13% des voix et devenait ainsi la candidate socialiste à l’élection présidentielle de mars 2012. Chez les hollandistes, on compta et recompta. C’était impossible. Montebourg avait appelé à soutenir Aubry ; Royal, Valls et Baylet n’avaient donné aucune consigne ; la participation avait frôlé le million d’électeurs – moins qu’au premier tour, mais pas assez pour expliquer ce retournement. Il était inimaginable, en tout cas très peu probable, qu’un partisan de Royal ou de Baylet aille voter pour Martine au second tour. Logiquement, François aurait dû gagner. Pendant la nuit, les résultats furent passés au crible. Du premier au second tour, on notait des basculements spectaculaires en faveur de Martine Aubry dans de nombreux bureaux du Nord, du Pas-de-Calais, de la Seine-Maritime, de Paris, des Bouches-du-Rhône ou de l’Hérault. C’était suspect. Autour de François Hollande, on évoqua le précédent du congrès de Reims, on hasarda des hypothèses et le mot de « fraude » fut bientôt prononcé.

                Que fallait-il faire ?


             François Rebsamen et Pierre Moscovici rencontrèrent l’état-major de Martine, firent part de leurs doutes, demandèrent un recomptage. Ce fut peine perdue. Laurent Fabius leur exposa très clairement la situation : d’abord, leurs soupçons étaient très offensants pour la première secrétaire et son équipe. Mais surtout, le PS avait fait le pari de la primaire, il y jouait sa crédibilité et la confiance des Français. Les camarades prendraient-ils le risque de ruiner cette crédibilité, de contester aux yeux du pays la légitimité de la candidate désignée, alors que le parti se remettait à peine des blessures infligées par l’affaire DSK ? Accepteraient-ils de porter, devant la gauche et devant l’Histoire, une pareille responsabilité ? Ou bien se résoudraient-ils à reconnaître de bonne grâce la victoire de la première secrétaire, à lui apporter leur soutien et à pouvoir ainsi profiter de son inéluctable élection à la magistrature suprême ?
                Le deal était clair. François Hollande ne fut pas long à le comprendre et à faire le choix qui s’imposait – et qu’il n’avait d’ailleurs pas. Le 17 octobre au matin, dans un communiqué à l’AFP, il reconnaissait la victoire de Martine Aubry et lui rappelait « la responsabilité historique qu’elle portait désormais de rassembler autour d’elle toutes les sensibilités de la gauche ». A midi, sur le perron du PS, la première secrétaire déclara devant les caméras qu’elle « prenait acte avec gravité de la responsabilité que lui avaient confiée les hommes et les femmes de gauche pour faire reculer les assauts du capitalisme et revenir aux sources d’un socialisme authentique, réellement soucieux de protéger les travailleurs et de réformer l’économie de marché ». François Hollande manqua s’en étouffer.


                La campagne présidentielle fut ce qu’elle fut, avec ses grands moments et ses petites manœuvres. Dominique de Villepin ne put se présenter, faute d’avoir obtenu les cinq cents signatures requises. Yves Pietrasanta non plus mais, comme il était peu connu, l’opinion ne s’en aperçut guère. L’hiver, morose, fut rythmé par les chiffres d’un chômage en croissance et par les annonces désormais rituelles de morts de SDF. Noël passa sans enthousiasme. En janvier, une embuscade afghane tua sept militaires français. A l’issue de leurs funérailles filmées en direct sous une pluie fine dans la cour des Invalides, Nicolas Sarkozy, visage grave et lèvres pincées, annonça que l’état du pays et son sens des responsabilités lui imposaient de se présenter pour un nouveau mandat. Une semaine plus tard, engoncé dans un gilet de sauvetage orange et en direct d’une chaloupe de la SNSM, François Bayrou annonçait sa candidature depuis le large de Brest. Le Canard enchaîné, perfide, fit remarquer que « une fois encore, le président du MoDem s’était montré complètement à l’ouest ».
               A la surprise de beaucoup, il fut imité le surlendemain par Ségolène Royal qui, pour annoncer sa propre candidature, avait choisi le décor du musée de la BD d’Angoulême. En quelques phrases, la présidente de la région Poitou-Charentes expliquait qu’elle « se mettait en congé du parti socialiste » pour « assumer en toute liberté ses responsabilités vis-à-vis de la France » et qu’elle « adjurait les Français de prendre toute la mesure de cette décision ». A l’arrière-plan, on apercevait des planches originales d’Astérix.
               Début février, ce fut au tour de Marine Le Pen de se déclarer officiellement candidate, au cours d’une brève intervention filmée au petit matin devant la flamme de l’Arc de Triomphe. A la suite de cette déclaration, plusieurs sondages s’accordèrent pour créditer la présidente du FN de 18 à 22% d’intentions de vote. Le soir même, invité au 20h de TF1, Jean-Louis Borloo annonçait que, vu cette situation « menaçante et terrible », il prenait la décision de ne pas être candidat afin de « ne pas contribuer à faire advenir un nouveau 21 avril ». Dans la foulée de cette annonce, Corinne Lepage se déclara elle aussi candidate afin « de proposer aux Français une alternative écologique réaliste, loin du dogmatisme d’une certaine extrême-gauche ».
               Aux vacances de Noël, voyagistes et clubs de vacances enregistrèrent des records de ventes de séjours en Afrique du nord ou aux Antilles. Il est vrai qu’ils avaient tous cassé leurs prix. Les soldes, en revanche, ne trouvèrent pas preneurs. L’hiver s’acheva dans une France morne, en apparence peu passionnée par une campagne atone. Des débats furent organisés, des petites phrases prononcées, des sondages effectués, des visites rendues et des accords passés sans que l’opinion parût s’en émouvoir outre mesure. Journalistes et commentateurs ne trouvaient guère d’échos, les émissions politiques n’obtenaient qu’une faible audience. Ni Eva Joly  lorsqu’elle proposa la nationalisation des chaînes de fast-foods et d’hypermarchés, ni Ségolène Royal lorsqu’elle confessa au Nouvel Obs une expérience homosexuelle de jeunesse ne purent faire parler d’elles plus de deux ou trois jours. Dans les sondages, la majorité des personnes interrogées se déclaraient indécises. En interne, les instituts notaient que les personnes contactées se montraient de moins en moins désireuses de répondre et de plus en plus fréquemment agressives lorsqu’on leur téléphonait.
               De l’étranger provenaient des nouvelles inquiétantes : la Libye s’acheminait vers une guerre de clans, la situation grecque empirait, celle de l’Espagne s’aggravait… Nicolas Sarkozy prononça début mars sur TF1 une sorte de discours sur l’état du pays qui n’eût pas grand effet dans les sondages, ce qui n’empêcha pas Harlem Désir d’intervenir au nom du PS pour fustiger « une utilisation scandaleuse d’un média ami par le président-candidat ». Miracle de timing, Carla Bruni donnait naissance la semaine suivante à un vigoureux poupon que l’on prénomma Hubert-Luigi. Paris-Match et Closer en firent leurs couvertures et ne vendirent pas beaucoup.
               A un mois du scrutin, si l’on en croyait les instituts, aucun pronostic sérieux n’était faisable.


       Le 1er avril, en milieu d’après-midi, une cinquantaine de personnes se regroupèrent sur la Grand-Place de Roubaix. Les femmes avaient les cheveux couverts d’un voile ; la plupart des hommes étaient barbus et certains portaient une djellaba. L’un d’eux, brandissant un mégaphone, sortit des rangs et commença d’exiger à grands cris l’instauration de la charia dans la ville et son détachement du territoire français. Les passants, ahuris, s’étaient peu à peu massés sur la place pour assister au spectacle. Plusieurs d’entre eux enregistraient la scène à l’aide de leurs portables. Certains, étant donné la date, supposaient une blague de mauvais goût. D’autres criaient à la provocation. L’orateur conclut son prêche en brandissant un exemplaire du Code civil, avant de cracher dessus et de le jeter violemment dans le caniveau sous les acclamations de son public. Un passant révolté voulut intervenir. Ce fut l’altercation, qui dégénéra très vite en bagarre entre une douzaine de personnes que les autres tentaient vainement de séparer. Dépêchée tardivement, une caméra de FR3-Nord arriva pour filmer l’intervention des forces de police et l’interpellation de quelques bagarreurs.
       L’enquête révéla que l’orateur, un dénommé Moussad Djourahi, était un excité connu depuis longtemps des autorités et sans véritable influence. Mais l’effet des images fut terrible. D’abord diffusées  sur FR3-Nord, elles furent reprises le lendemain midi par les chaînes nationales et agrémentées des prises de vues réalisées par certains des témoins. Le visage haineux de l’orateur, les hommes barbus et les femmes voilées, leurs applaudissements, le Code civil outragé, la bagarre, l’intervention policière, tout cela passa et repassa en boucle à la télé comme sur Internet. En quelques heures, la campagne s’était cristallisée.
        Fine politique, Marine Le Pen se garda d’en rajouter : les images parlaient trop bien par elles-mêmes. Dalil Boubakeur, Mohammed Moussaoui et d’autres intervinrent au nom des Français musulmans pour désavouer l’excité. Martine Aubry, interviewée par Libération, s’appuya sur son expérience comme maire de Lille pour dénoncer les amalgames et prôner « le respect dans la laïcité ». Nicolas Sarkozy affirma la nécessité de la fermeté républicaine « contre toutes les dérives et contre tous les délires ».  François Bayrou publia un communiqué de presse pour signaler qu’il était « alarmé ». Ségolène Royal suggéra de dispenser dès la maternelle des cours de « catéchisme républicain ». Les sites «Riposte laïque » ou « fdesouche » furent littéralement pris d’assaut par des dizaines de milliers d’internautes. Lors d’une émission de C dans l’air, Yves Calvi diffusa les images d’une manifestation islamiste similaire qui s’était tenue à Limoges en septembre 2010 dans l’indifférence quasi-générale. Ce fut un record d’audience. Les sondages commandés à la hâte révélèrent qu’une majorité d’électeurs éprouvaient de la colère, de l’indignation et de la peur face à ce qu’ils ressentaient désormais comme une menace réelle.
        Lorsque Nicolas Sarkozy prit connaissance de ces sondages, il regarda Brice Hortefeux et n’eut qu’une phrase, rageuse : « On peut faire les valises ».



       Le résultat du premier tour fut presque sans surprise. En dépit du chassé-croisé des vacances, l’élection avait mobilisé près de trente-neuf millions d’électeurs. Marine Le Pen arrivait en tête avec 22,93% des voix. Martine Aubry, avec 13,58%, était qualifiée pour le second tour. Nicolas Sarkozy était le troisième homme avec 12,31%. La surprise venait de Jean-Luc Mélenchon : le tonitruant candidat du Front de Gauche réalisait le score plus qu’honorable de 12,17%. Ségolène Royal, avec 8,44% des voix, avait bien failli faire perdre son camp. Corinne Lepage avait convaincu 8,05% des électeurs et Eva Joly à peine 4,64%. Venaient ensuite le candidat des chasseurs, Frédéric Nihous, crédité de 3,97% des voix puis le vieux lion de Belfort, Jean-Pierre Chevènement, qui en avait recueilli 3,32%. François Bayrou, à mille lieues de ses rêves, avait obtenu 3,19% ; juste assez pour surclasser les 2,84% de Nicolas Dupont-Aignan.
       En se rendant sur le plateau de TF1 pour commenter ces résultats, Martine Aubry savait déjà qu’elle avait gagné. Elle eut la finesse de ne le laisser voir à aucun moment, rappelant à chaque intervention que le FN était arrivé en tête et que « sans insulter les électeurs qui ont voulu faire ce choix pour les raisons qui leur appartiennent, il importe néanmoins que toutes les forces de progrès se mobilisent pour faire triompher les valeurs que nous partageons ». L’exercice était délicat : il fallait en appeler au « front républicain » sans offenser pour autant les neuf millions de Français qui avaient placé Marine Le Pen en tête des candidats. Martine Aubry s’en tira brillamment, comme toujours lorsqu’il s’agissait de louvoyer.
       Cette soirée électorale fut l’occasion d’un incident triste et pénible. Sur TF1, vers 20h30, François Bayrou avait commenté son résultat en dénonçant « l’incompréhension des Français » et en répétant que « ce n’est pas parce qu’on est seul que l’on a tort ». Il s’était ensuite rendu dans les studios de France 2 pour s’y livrer au même exercice obligé. Mais lorsque ce fut son tour de parler, il fixa David Pujadas d’un œil légèrement vitreux, puis commença un discours pour remercier « les 7 millions de Français qui lui avaient accordé leur confiance ». David Pujadas l’interrompit :
-      Vous voulez dire, « le million » ?
-      Mais non, voyons ! Il y a eu trente-neuf millions de votants. 19% de trente-neuf, ça fait plus de sept. Apprenez à compter, Monsieur Pujadas.
-      Mais, fit l’autre, passablement interloqué, vous avez obtenu 3%...
-      Vous êtes fou ! J’ai fait 18,57% !
-      Euh, en 2007, oui. Mais cette fois, vous avez fait 3%. Enfin, 3,19…
-      Je ne goûte guère cette plaisanterie, M. Pujadas !
Arrivé là, le journaliste réalisa soudain que François Bayrou était victime en direct de la même crise d’amnésie monomaniaque qui l’avait déjà frappé face à Yann Barthès sur le plateau du Petit journal, seize mois plus tôt. Maîtrisant sa panique, il fit un signe en direction des caméras. L’émission fut suspendue quelques minutes et lorsque l’image revint sur les écrans, c’était celle d’un David Pujadas dialoguant avec Laurent Fabius. Le patron du MoDem avait été exfiltré en douceur. 
    Les deux semaines qui suivirent furent étranges. La DCRI, mieux connue sous le nom désormais obsolète de « Renseignements généraux », avait reçu instruction d’empêcher tout ce qui aurait pu ressembler de près ou de loin à une manifestation pro-islamiste. Le PS, de son côté, avait donné pour consigne d’éviter tout déchaînement « républicain » afin de ne pas exacerber les mécontentements et les angoisses. La France échappa donc aux diverses démonstrations de déploration ou de colère qui avaient marqué le 21 avril 2002. Mais il y avait comme une atmosphère de lait sur le feu. Claude Imbert, dans Le Point, s’interrogea doctement sur la nécessité de subordonner l’octroi du droit de vote au passage d’un « examen de citoyenneté » tandis que BHL, dans le même magazine, dénonçait « un couple diabolique, l’islamisme et le lepénisme, qui prospèrent dans le même marigot et se nourrissent l’un l’autre dans une monstrueuse communauté d’intérêts ». Le Nouvel Obs fit sa couverture du portrait d’une Marine Le Pen fermée, sèche et menaçante, agrémenté d’une simple question : « Et maintenant ? ». Dans son éditorial, Jean Daniel déplorait avec componction que les temps soient si durs, les gens si méchants et les citoyens si peu responsables tandis que Laurent Joffrin expliquait en deux colonnes qu’il l’avait toujours dit et qu’on avait eu tort de ne pas l’écouter. Mais d’une façon générale, les commentateurs politiques surent éviter de jeter de l’huile sur le feu en stigmatisant le vote frontiste. Que cela plût ou non, on ne pouvait pas négliger le fait que neuf millions d’électeurs avaient apporté leur voix à Mme Le Pen... Corinne Lepage, Eva Joly, Jean-Pierre Chevènement, Jean-Luc Mélenchon et Ségolène Royal appelèrent à voter pour la candidate socialiste. Nicolas Sarkozy déclara que ses fonctions lui interdisaient de prendre parti. François Bayrou, en cure de repos à Bagnères-de-Bigorre, fit savoir par un communiqué de presse qu’il était « anxieux ».

  
     Le 6 mai 2012 verrait donc se livrer pour le pouvoir suprême un duel cent pour cent féminin, « le premier de l’histoire de France depuis la rivalité de Frédégonde et Brunehaut », comme le fit remarquer Jean-François Kahn sur les ondes de France-Inter. Un autre, qui se piquait de psychanalyse, fit remarquer que, pour l’une comme pour l’autre des deux candidates, la victoire présidentielle serait une façon de « venger le père » et convoqua la figure d’Electre. Sans prêter trop d’attention à tous ces commentaires, les concurrentes tinrent meetings et donnèrent interviews chacune de son côté. Le 1er mai lui ayant été refusé par prudence, le FN se résigna à déplacer « sa » fête de Jeanne d’Arc et tint dès le 30 avril, place de l’Opéra, une manifestation triomphale. Entre cent cinquante et deux cent mille personnes – soixante cinq mille d’après la police – s’étaient massées devant le Palais Garnier avec banderoles, pancartes et drapeaux tricolores pour acclamer le vieux tribun et sa fille. Deux écrans géants flanquaient la bouche de métro. La foule couvrait toute la place et, dans son alignement, remplissait l’avenue de l’Opéra jusqu’à la hauteur de la rue d’Antin. Dans une marée bleu-blanc-rouge soigneusement canalisée par des barrières métalliques, retraités à médailles et dames à foulard Hermès voisinaient avec des quadras à l’allure modeste et des groupes de jeunes gens à l’enthousiasme musclé. Boulevard des Italiens, policiers et CRS stationnaient à toutes fins utiles. Le PS répliqua par un meeting de soutien organisé à Bercy, au cours duquel Johnny Hallyday, Bernard Lavilliers, Yannick Noah, Grand Corps Malade et Juliette prirent la parole et chantèrent. Martine Aubry, prudente, déclina par la bouche du fidèle François Lamy toute proposition de débat télévisé ou non avec sa rivale d’extrême-droite. Folle de rage, Marine Le Pen ne put que vitupérer contre « ce manquement révoltant à l’éthique républicaine et cet invraisemblable mépris à l’égard des Français » et en appeler à la vengeance des urnes. 
    Au soir du second tour, plus de quarante millions d’électeurs avaient participé au scrutin. Marine Le Pen obtenait 40,64% des voix ; Martine Aubry, avec 59,36% des suffrages, était élue Présidente de la République.



      Sitôt achevés les réjouissances rituelles et les discours de circonstances, Martine Aubry se mit au travail. Elle appela Bertrand Delanoë, le nomma Premier ministre et le chargea de lui proposer le gouvernement qu’elle avait elle-même composé entre les deux tours. C’était un gouvernement modèle : les postes-clés étaient tenus par des amis sûrs, les alliés y étaient ficelés dans des postes complexes et sans pouvoir réel où ils avaient toutes les chances d’échouer, et tout ce qui ressemblait de près ou de loin à un hollandiste en était exclu comme une mauvaise herbe d’un jardin à la française. Sauf un, qui lui servirait d’alibi, qu’elle aurait à sa botte et qu’elle se ferait un plaisir de tourmenter à date régulière. Aucun doute, c’était de la belle ouvrage. Avec une émotion fugace, elle songea que Mitterrand aurait été fier d’elle.
      François Hollande avait déjà acheté le costume et la cravate qu’il destinait à son entrée à Matignon lorsqu’il apprit par la radio le nom du nouveau Premier ministre. Il manqua en faire une attaque. Anxieux, il s’installa devant son téléviseur et attendit l’annonce de la composition du gouvernement en dévorant l’un derrière l’autre des paquets de chips format familial. Lorsque Jean-Marc Germain, le nouveau secrétaire général de l’Elysée, lut devant les caméras la liste des heureux élus, ce fut pire que tout. Martine avait placé tous ses fidèles : Marylise Lebranchu aux Finances, Emmanuelli à l’Intérieur, Guigou à la Défense, Hamon au Travail et à l’Emploi, Lamy au Budget, Bachelay à l’Industrie… Pour Michel Destot, elle avait créé un ministère « de la Ville, de l’Agriculture et de la Ruralité », pour Marie-Noëlle Lienemann elle avait réuni dans un même portefeuille les Affaires sociales et le Logement, et pour Harlem Désir elle avait imaginé le ministère « de l’Education nationale et de l’Intégration ». Une trouvaille inattendue : pour la Culture, elle avait débauché Denis Olivennes, l’ancien patron de la FNAC et de Lagardère, le chantre de la loi HADOPI… Et pour faire bonne mesure, elle avait nommé Eva Joly Garde des Sceaux et Jean-Vincent Placé au ministère « de l’Ecologie, du Développement durable et des Transports » ! Entre les problèmes de la magistrature, ceux des prisons, ceux des cheminots et ceux des chauffeurs routiers, ils n’avaient pas fini de rigoler, ces deux-là… Mais le pire du pire, c’était le nom du ministre des Affaires étrangères et européennes. Moscovici. Son fidèle, son lieutenant, son Patrocle. Moscovici, qui avait dirigé sa campagne de la primaire et qui semblait le trahir pour un plat de lentilles… Avec un gros soupir malheureux, François Hollande s’enfonça dans son fauteuil et ouvrit un nouveau paquet de chips.
       La composition du gouvernement fut accueillie par l’opinion avec un intérêt poli. De toute façon, la plupart de ceux qui avaient voté pour la nouvelle présidente ne se faisaient guère d’illusions sur les marges de manœuvres de leurs dirigeants. L’important était que les choses continuent cahin-caha sans trop remettre en cause leur situation personnelle. Pour le reste, demain était un autre jour.


La passation de pouvoir entre Nicolas Sarkozy et Martine Aubry se fit dans une ambiance légèrement crispée. L’ancien président préféra ensuite sortir à pied par la grille du Coq, crainte de subir les sifflets et les huées des gens massés devant la porte principale. Le lendemain, les JT révélèrent que le couple Sarkozy quittait la France pour aller s’établir au Brésil où Nicolas avait ouvert un cabinet de conseil, en association avec Jean-Marie Messier. Le « prince Jean » démissionnait de tous ses mandats électifs pour travailler avec son père ; Carla mettait sa carrière entre parenthèses pour se consacrer au petit Hubert-Luigi. Nicolas Sarkozy expliqua dans une interview à Paris-Match qu’il n’y avait plus rien à attendre de l’Europe et que l’avenir était désormais dans les pays émergents. Le soir de cette annonce, Jean-François Copé, Xavier Bertrand et François Fillon, chacun de son côté et ignorant ce que faisaient les autres, réunirent leurs proches à leurs domiciles et firent couler le champagne à pleins flots.
Le discours de politique générale de Bertrand Delanoë fut à l’image de l’orateur lui-même : généreux, bien charpenté, un peu scolaire et manquant légèrement de souffle. Il y était question de lutter contre le chômage, de corriger les inégalités sociales, de recentrer l’Education nationale sur ses missions citoyennes, de mettre la législation en accord avec l’état de nos mœurs et de faire renaître la solidarité entre tous les Français. Concrètement, le Premier ministre annonçait une remise à plat totale de la fiscalité, la création de trois cent mille emplois-jeunes dont la moitié seraient financés par les collectivités locales, le recrutement dès la rentrée prochaine de cinq mille enseignants du primaire comme du secondaire, la mise en chantier sur trois ans de cent vingt mille logements sociaux, l’augmentation de 12% du SMIC comme du RSA, la consolidation de la centrale de Fessenheim, le doublement en trois ans du budget de la culture, la légalisation du mariage homosexuel et la dépénalisation du cannabis. On trouva que c’était beaucoup et, paradoxalement, on fut déçu. L’UMP dénonça l’irresponsabilité d’un projet qui « multipliait les dépenses sans envisager la moindre économie », Marine Le Pen souligna que « pas un instant il n’avait été question de s’attaquer au vrai problème de la France, celui d’une immigration excessive, handicapante et incontrôlée », Jean-Christophe Cambadélis, nouveau Premier secrétaire du PS, salua « la clairvoyance et le courage d’un projet qui attaquait de front les maux dont souffre notre pays » et Cécile Duflot confirma sa confiance dans « le projet élaboré en commun avec nos alliés de toute la gauche pour faire entrer la France dans une ère de développement solidaire et responsable ». François Bayrou, par un communiqué de presse, signala qu’il était « attentif ».


      Les semaines suivantes, politiquement, furent axées sur la préparation des élections législatives. Un nombre conséquent de députés UMP s’étaient d’ores et déjà désolidarisés du parti et labouraient leur circonscription en long et en large avec l’intention de s’y représenter sans étiquette. D’autres tout aussi nombreux, qui avaient discrètement tenté d’approcher le FN, n’y reçurent que des sarcasmes tandis que le Nouvel Obs, informé de la chose sur instruction de Marine Le Pen, se faisait un plaisir de révéler leurs noms dans sa rubrique « Téléphones Rouges ». Rue de Solférino, on acheva de mettre au point les détails des accords avec le PRG et Europe Ecologie, et on prit langue avec le Front de Gauche pour tenter d’éviter les luttes inutiles. Le deal avec l’allié Vert était de lui laisser trente-cinq circonscriptions « gagnables » ; mais chez Europe Ecologie on comprit vite que les critères du PS pour évaluer si une circonscription était ou non gagnable baignaient dans un certain flou. Les socialistes s’obstinaient ainsi à proposer à leurs alliés la troisième circonscription des Côtes-d’Armor ou la troisième circonscription du Cher, en faisant valoir leur caractère rural et en semblant oublier que l’écologie défendue par les Verts ne trouvait nulle part autant de partisans qu’en plein cœur des villes, en général dans des quartiers « tendance ».  Avec le Front de Gauche, en revanche, les accords furent vite trouvés : socialistes et communistes se connaissaient depuis assez longtemps pour ne pas avoir besoin de se raconter d’histoires.
      Chez Jean-François Copé, on cultivait un optimisme de façade qui cachait mal l’angoisse de la trop prévisible raclée. Certains évoquaient le souvenir des élections de 1993 et de la « vague bleue » qui avait fait perdre à la gauche deux cent vingt de ses trois cents sièges. Une débâcle historique. Serait-il possible que l’UMP connaisse à son tour une pareille dérouillée ? Pris en tenaille entre un FN en pleine croissance et une gauche unie, lâché par son leader historique, lézardé par des rivalités internes, l’ex-parti présidentiel faisait bien triste figure.
      Les résultats furent à la hauteur des inquiétudes. Le 10 juin, au soir du premier tour, l’UMP avait perdu ou était menacée de perdre plus de deux cent trente sièges. Un certain nombre de circonscriptions emblématiques étaient conservées : celles englobant Neuilly-sur-Seine, Levallois-Perret, Boulogne-Billancourt, Deauville, Megève ou Chantilly, par exemple, se donnèrent à la droite dès le premier tour. Mais à Meaux, Jean-François Copé frôla de peu le ballottage en obtenant 50,38% des voix, tandis que Xavier Bertrand était contraint à un second tour dans son fief de Saint-Quentin face à un candidat frontiste et que François Fillon, dans la Sarthe, se retrouvait en situation difficile face au PS. A l’inverse, Marine Le Pen, Steeve Briois et plusieurs autres figures frontistes étaient élues dès le premier tour. Et dans la plupart des circonscriptions, les candidats UMP devaient affronter qui un socialiste, qui un FN, qui un communiste, sans aucune garantie de succès. Bref, il y avait le feu.
      Au soir du second tour, le désastre de la droite traditionnelle était consommé. Le PS obtenait 375 députés, Europe Ecologie 19, le Front de Gauche 31, le PRG conservait ses 7 sièges et CAP21, le petit parti de Corinne Lepage, en obtenait 2 consentis par le PS. Au total, la gauche et ses alliés avaient conquis quatre cent trente-quatre sièges sur les cinq cent soixante dix-sept. Une majorité plus qu’écrasante. Pire encore pour l’UMP : le Front National avait décroché 59 sièges, le parti de Jean-François Copé n’en conservant que 84. La Bérézina. Les dirigeants de l’UMP durent subir, la mort dans l’âme, l’humiliation de commenter leurs résultats sur les divers plateaux de télévision. Sur la 2, confronté à un Bruno Gollnisch rayonnant et à un Cambadélis rigolard, le pauvre Copé affichait la mine d’un basset artésien qui se serait pris la queue dans une porte. Les spectateurs en avaient mal pour lui et David Pujadas lui parlait avec la douceur attentive que l’on réserve d’ordinaire à un malade grave. Seule et maigre consolation : ceux qui avaient quitté le navire UMP pour se présenter sans étiquette avaient tous, sans exception, été balayés.
      Quoi qu’il en soit, le véritable événement de ces deux élections restait l’irruption du Front National. Qu’on le veuille ou non, le parti extrémiste avait su trouver le chemin des urnes et pesait désormais lourdement dans la vie politique française. Les responsables des autres partis durent se plier à une gymnastique nouvelle : apprendre à parler du FN de façon formellement respectueuse, et reconnaître son succès sans en évoquer les raisons. Un non-dit implicite et consensuel s’instaura ainsi tant sur le sujet de l’islamisme radical que sur celui des banlieues « difficiles ». A l’UMP, au PS et chez leurs alliés, on appliquait à ces thèmes la vieille formule de Gambetta : « Y penser toujours, n’en parler jamais ».
      Dans les jours qui suivirent, Laurent Fabius fut élu sans difficulté président de l’Assemblée nationale. Puis les Français partirent en vacances. Du moins, ceux qui le pouvaient.
 

       Les péripéties de la politique intérieure avaient un peu fait oublier le reste du monde, mais le reste du monde n’en continuait pas moins d’exister. Et, pour sa plus grande partie, plutôt mal que bien. Le 4 juillet on apprit que Moody’s abaissait de deux crans la note du Japon, le 5 qu’une zone de soixante-dix kilomètres autour de Fukushima avait été évacuée dans l’urgence et le 6 que le Premier ministre japonais avait fait seppuku après avoir remis sa démission à l’empereur. En Espagne, les fonctionnaires avaient été avertis qu’ils ne toucheraient à la fin du mois que la moitié de leur traitement, le temps pour le gouvernement de finaliser quelques économies. L’Italie devait faire face à un afflux massif de réfugiés libyens et on signalait déjà plusieurs cas meurtriers d’affontements avec les populations locales. En Belgique, la crise gouvernementale durait, la dette s’aggravait et la partition entre Wallons et Flamands semblait désormais inévitable. Le 11 juillet, on apprit qu’un fonds d’investissement chinois était désormais l’actionnaire majoritaire de la chaîne de magasins américaine Wal-Mart et détenait 32% du capital de Walt Disney. Le gouvernement chinois en profitait pour « appeler avec la plus grande fermeté » les Etats-Unis à davantage de rigueur budgétaire. Les relations internationales se tendaient. François Bayrou, retiré à Luchon depuis qu’il avait perdu au premier tour son mandat de député, publia un communiqué de presse pour faire état de « sa préoccupation ».
      Le 14 juillet, Eva Joly dut assister bon gré mal gré à un défilé militaire aussi parfaitement organisé et réglé que de coutume. Dans l’entretien télévisé qu’elle accorda à la suite de la cérémonie, Martine Aubry parut tendue et fatiguée. Elle annonça qu’elle partait l’après-midi même pour Bruxelles où se tiendrait une réunion exceptionnelle des chefs d’Etat européens.
En regagnant l’Elysée après le défilé militaire, Martine Aubry eut un bref échange avec Jean-Marc Germain, le secrétaire général de la Présidence :
-      Comment s’appelle-t-il, déjà, le général commandant la place de Paris ?
-      Général André Coëtlogon, madame la Présidente.
-      Il va falloir s’occuper de son cas.
Germain travaillait au quotidien avec Martine Aubry depuis plus de quinze ans ; il comprit illico ce que cela voulait dire.
-      Certainement, madame la Présidente. Je vais y veiller. Puis-je vous demander pourquoi ?
-      Il s’obstine à m’appeler « Madame le Président ». Ça m’agace.

      Dans les faits, la fameuse réunion à Bruxelles n’eut pas grandes conséquences. Pour Martine Aubry, ce fut l’occasion de participer pour la première fois à une réunion internationale en tant que chef d’Etat mais, pour le reste, aucune décision notable ne fut prise. Il fallait reconduire le plan de soutien à la Grèce, achever le soutien à l’Irlande et au Portugal, et continuer de soutenir l’Italie et l’Espagne. La BCE y avait déjà consumé ses réserves. Après huit heures d’échanges au cours desquelles les divers conseillers avaient rivalisé de virtuosité technocratique, on finit par comprendre que les considérations juridiques, les termes abstrus et les calculs de mathématiques financières se résumaient au bout du compte à une formule simple : « On ne peut pas tondre un œuf ». Autrement dit, il fallait trouver de l’argent ailleurs. Deux pistes furent évoquées : une taxation des transactions financières et une contribution de l’ensemble des banques et des compagnies d’assurances de la zone euro au Fonds Européen de Stabilité Financière. Evoquées seulement, car sitôt qu’ils entendirent parler du second point et sans s’être concertés, Angela Merkel et David Cameron réclamèrent un ajournement de séance. Sur le chemin du retour, en contemplant d’un œil morne le plancher de nuage par le hublot de l’A-330 présidentiel, Martine Aubry se dit avec nostalgie que, décidément, ce n’était pas de la tarte.


      Saluant l’échec de la réunion, les taux d’intérêt consentis à la plupart des pays de la zone euro montèrent d’un demi-point. Sur ordre de l’Elysée le ministre des Finances, Marylise Lebranchu, fit venir à Bercy les présidents des plus grandes banques et compagnies d’assurances françaises. La rencontre fut houleuse. Elle aurait dû rester discrète, mais le fait est que plusieurs journalistes attendaient à la sortie quand banquiers et grands patrons quittèrent les lieux. L’un d’eux, plus remonté ou plus imprudent que les autres, se laissa aller à une déclaration en direct. « Il est absolument hors de question, fulmina-t-il, que des banques et des entreprises privées se voient contraintes de payer pour financer les erreurs de gestion des divers gouvernements ». La déclaration, on l’imagine, fut particulièrement appréciée. Les médias manquaient de sujets en cette période estivale ; ils surent monter l’affaire en épingle. Tout y passa : les milliards d’euro de bénéfice annuel, les bonus à six chiffres des traders, les salaires pharamineux des PDG du CAC 40, le sauvetage des banques grâce aux deniers publics en 2008, l’affaire Kerviel et même le rappel de l’affaire du Crédit Lyonnais en 1993 et des vingt milliards d’euros acquittés à l’époque par les contribuables, sans oublier le détail des mille et une astuces – jours de valeur, commissions de découvert et autres – grâce auxquelles les banques s’enrichissent sur le dos de leurs petits clients. La pression sur les dirigeants de bancassurance se fit terrible ; ils comprirent qu’ils ne pourraient pas éviter de mettre la main à la poche et prirent dès lors les mesures nécessaires pour répercuter sur leur clientèle le coût de la prévisible ponction. Ainsi, sous la double influence des marchés internationaux et du gouvernement, les taux d’intérêt français augmentèrent brusquement de deux points.
      Le 15 juillet, les chiffres de l’économie américaine avaient été publiés. Ils s’étaient révélés moins bons qu’attendus. Le 20 juillet, les agences Moody’s et Fitch dégradèrent à leur tour la note des Etats-Unis. La Chine et l’Inde firent aussitôt savoir qu’elles se délestaient d’une partie de la dette américaine. Le surlendemain, David Cameron annonça que son pays créait un fonds spécial destiné à racheter des bons du Trésor américain et à « manifester ainsi sa totale confiance dans la capacité de redressement de la première puissance industrielle mondiale ». Le vieux réflexe atlantiste avait joué. Angela Merkel téléphona à Martine Aubry pour lui signifier qu’elle ne croyait plus pouvoir redresser avec la seule France une situation qui s’aggravait chaque jour. L’unité européenne se lézardait. La réaction des marchés fut presque immédiate ; les taux d’intérêt grimpèrent encore et, en France, le crédit à la consommation comme celui au logement augmentèrent à nouveau de près de deux points.
      En vieille copine, Marylise Lebranchu ne prit pas de gants pour expliquer la situation à la Présidente :
-      Nos banquiers sont complètement irresponsables ! éclata-t-elle. Pour plus de la moitié des ménages français, l’essentiel du patrimoine est constitué par la résidence principale et parfois par un appartement qu’ils ont acheté pour le louer et se faire un complément de retraite. Si les banques augmentent encore les taux d’intérêt, elles vont nous flinguer le marché immobilier et provoquer un effondrement des prix. Ce sera la panique chez les petits épargnants. Il faut absolument éviter ça !
-      Et qu’est-ce que je peux faire ?
-      Il faut mettre les banquiers au pas d’une façon ou d’une autre. Et il faut rassurer les Français sur leurs revenus dans l’avenir, éviter la panique. Il faut leur montrer que tu tiens la barre.
Le surlendemain, un communiqué de presse de Matignon informait les Français que, dès la rentrée, le Premier ministre convoquerait l’ensemble des partenaires sociaux pour « un Grenelle des retraites et de la sécurité sociale ». L’annonce, tombant de manière inattendue en plein milieu de l’été, fut reçue avec inquiétude.


       Le 26 juillet, lendemain de la Saint-Jacques, Paris-Match consacra sa couverture à « Jacques Chirac, un retraité comme les autres ». Souriant et bronzé, en polo Lacoste, bermuda et sandales, l’ancien président y était photographié panier à la main en train d’acheter des légumes sur un marché provençal. Dans une interview de quatre pages, il confirmait sa bonne forme, évoquait se vie de famille et portait quelques appréciations sur l’état du pays. Etat, selon lui, plus qu’alarmant. La France, affirmait-il, « allait très mal ». Jacques Chirac concluait ses propos en appelant les Français à l’unité et à un effort de redressement national pour lequel il fallait mobiliser « toutes les ressources et toutes les armes dont la France pourrait disposer en tant qu’état souverain ». A l’UMP, on ne fut pas long à décrypter le message. « Le Grand a complètement perdu les pédales, commenta Jean-François Copé à son premier cercle. Voilà qu’il appelle à sortir de l’euro, maintenant ! Si on ne le retient pas, il va finir chez les Le Pen ».
       Chez les Le Pen, en attendant, on se tenait tranquille. La victoire écrasante des Législatives, il faut bien le dire, avait un peu pris de court un parti qui tenait davantage de la grosse PME réactive que de l’administration bien rodée. Il avait fallu recruter en catastrophe des attachés parlementaires, répartir les rôles en gérant les inimitiés personnelles et les querelles d’ego, équilibrer les divers courants sans provoquer de remous meurtriers, trouver des lots de consolation à ceux qui avaient frôlé la victoire sans parvenir à la saisir… Dans son bureau de Nanterre, Marine Le Pen passait des heures à recevoir les mécontents, à faire des promesses, à calmer des rancœurs et à tenter de canaliser un père qui s’obstinait encore à vouloir tout régenter. Bref, elle était largement trop prise pour se payer encore le luxe de lancer le commentaire ou la phrase qui auraient fait parler d’elle.
       Jusqu’à ce que se produisent les émeutes.

      Tout commença par un vacarme. Le samedi 4 août, en début de soirée, un résidant de la cité des Erables, à Neuilly-sur-Marne, appella le commissariat pour se plaindre du bruit occasionné par un groupe de jeunes. Cela, expliqua-t-il, durait depuis le milieu de l’après-midi : quelques hommes se livraient à un rodéo de motos et de quads dans la rue qui bordait l’immeuble, faisant pétarader les pots d’échappement, poussant les engins à des vitesses excessives et mettant en danger les passants. Une ou deux tentatives de conciliation s’étaient achevées par des quolibets ou des menaces. L’homme demandait une intervention rapide car, ajoutait-il, l’agacement montait parmi les habitants et on s’acheminait vers une bagarre. Pour les policiers, un appel de routine. Une voiture fut envoyée, avec instruction de calmer le jeu mais « sans en rajouter ». Il faisait chaud, les gamins étaient désœuvrés et depuis quelques jours le ton montait facilement.
      Que se passa-t-il ? Beaucoup plus tard, certains parlèrent de brutalités, de contrôle musclé, de ton méprisant… D’autres affirmèrent que les policiers avaient fait montre d’une grande patience devant les provocations de deux ou trois excités. Toujours est-il que le contrôle s’acheva par un échange de coups et une interpellation. Un jeune homme menotté fut ramené au commissariat. Une heure plus tard, un groupe d’une cinquantaine de personnes, certains casqués et armés de barres de fer ou de battes de base-ball, se massait devant la porte, hurlant et menaçant, réclamant la libération de leur copain. Deux heures plus tard, à la nuit tombante, le groupe était devenu foule, les grilles de protection avaient été baissées, le caillassage battait son plein et trois voitures flambaient aux abords du commissariat. Dans le clair-obscur, à la lueur rougeoyante des incendies, l’agitation des silhouettes en sweat-shirts et cagoules composait un spectacle angoissant et superbe que le caméraman de FR3 sut filmer avec beaucoup de talent. L’une des voitures qui brûlaient, soudain, laissa échapper le hurlement crispant de son klaxon. Cet arrière-plan sonore, tandis que les émeutiers jetaient briques et boulons sur les voitures de police arrivées en renfort, ajoutait à la scène une dimension dramatique particulièrement bien venue. On aurait cru la violence chorégraphiée d’un film de John Woo.
      Vers minuit, l’émeute s’était répandue dans toute la ville. Des voitures brûlaient dans la plupart des rues avoisinant la cité, des vitrines étaient brisées, des magasins pillés ou incendiés. De petites bandes armées et casquées avaient déferlé dans le centre, ravageant cafés et commerces. Les habitants s’étaient calfeutrés chez eux, la police était dépassée, les rues appartenaient aux pillards. Cela dura jusqu’aux premières heures de la matinée.
       Radios et JT du lendemain ouvrirent évidemment sur les événements de la nuit. Une équipe filma les rues saccagées et les CRS qui prenaient position en divers endroits de la ville, mais surtout les images spectrales de la veille furent diffusées sur toutes les chaînes. Se souvenant de l’automne 2005, le préfet avait diffusé l’ordre à l’ensemble des commissariats du département de se tenir prêt à toute éventualité. De leur côté, les émeutiers ou ceux qui rêvaient de les imiter s’activaient également, se donnant rendez-vous et mots d’ordre par voie de portable ou de réseaux sociaux. La nuit du dimanche fut d’un calme trompeur. Le lundi soir, ce fut l’explosion. Dans la nuit tombante, avec un synchronisme presque parfait, les émeutes éclatèrent à Clichy-sous-Bois, à Aulnay, à Bondy, à Sevran, à Bobigny, au Blanc-Mesnil, à Montreuil, à Garges-lès-Gonesse, à Nanterre, à Mantes-la-Jolie, au Ulis, à Evry… Partout, le mode opératoire était le même : des petites bandes très mobiles investissaient un quartier, y enflammaient des véhicules, y brisaient des devantures, des vitrines et du mobilier urbain, mettaient le feu à des magasins à coup de cocktails Molotov puis filaient vers un autre quartier. Une équipe de TF1 fut prise à partie, frappée et la caméra fracassée à coups de barre de fer. Le centre commercial d’Athis-Mons fut envahi par une cinquantaine de vandales, ravagé et brûlé. Les camions de pompiers se heurtaient à des barrages de rue composés de conteneurs en flammes, de débris d’abribus, d’arbres en pot ou de voitures renversées en travers de la voie. Les bus et les véhicules de police étaient caillassés. Les témoignages policiers soulignèrent la brutalité et la détermination des émeutiers. Plusieurs parlèrent de tirs à balles réelles, en particulier dans les batailles rangées qui se produisirent à Sevran, aux Mureaux, à Clichy et à Bobigny autour de ce qu’il fallut bien appeler des barricades. Leur incrédulité, leur peur étaient palpables.
 
      Le mercredi matin, alors que les arrestations se comptaient par dizaines, les forces de l’ordre durent admettre que plusieurs cités et quartiers d’Ile-de-France, isolés par de véritables remparts, échappaient réellement au contrôle de l’Etat. Suite à un sabotage des lignes électriques, le trafic des RER vers certaines gares était interrompu. Cette fois, on n’était plus dans un film de John Woo mais plutôt chez John Carpenter, quelque part entre Assaut et New York 1997.
       Le maire de Sevran, Stéphane Gatignon, apparut au 13 heures de TF1 pour dénoncer une « situation insurectionnelle » et réclamer le recours aux forces armées. Sur France 2, Marine Le Pen lui fit écho en fustigeant « l’instauration de zones de non-droit et la déclaration d’une véritable guerre civile par des bandes organisées prêtes à tout pour faire valoir leur loi ». L’UMP, qui n’osait plus parler d’insécurité depuis sa défaite électorale, restait silencieuse. Revenu en hâte de ses vacances à Bizerte, Bertrand Delanoë tint une réunion de crise avec Henri Emmanuelli, ministre de l’Intérieur, et les principaux responsables de la police nationale.
-      Mais, s’énerva le Premier ministre, ce que vous me décrivez, ce sont de véritables camps retranchés ! C’est inadmissible ! Nous n’allons quand même pas laisser quelques centaines de gamins dicter leur loi à la république !
Autour de la table, il y eut des regards gênés, des toussotements. Puis le directeur général de la police nationale prit la parole.
-      Monsieur le Premier ministre, la situation est très difficile…
-      Allons donc ! Vous n’allez pas me dire que les CRS ne sont pas capables de remettre ces gamins au pas !
Le directeur des CRS intervint à son tour.
-      Monsieur le Premier ministre, ce n’est pas si facile. Pardonnez-moi, mais vous n’avez aucune idée de ce qu’est un combat de rue, surtout si l’adversaire peut tirer à balles réelles. Ces gamins, comme vous dites, sont armés et résolus. Et ils ont une supériorité énorme sur mes hommes : ils connaissent le terrain comme leur poche. Ils sont chez eux, vous comprenez. C’est leur territoire...

      Le jeudi soir, débordant l’Ile-de-France, l’insurrection avait gagné Marseille, l’agglomération lilloise, Besançon, Rennes et Toulouse. De véritables enclaves s’étaient créées, marquées par le vandalisme, le pillage et la haine de tout ce qui symbolisait l’autorité ou l’Etat. De leurs lieux de vacances, les Français suivaient avec ahurissement la chronique au jour le jour d’une insurrection frénétique, sans but et sans revendications. Le vendredi midi, Bertrand Delanoë prononça un discours transmis sur l’ensemble des chaînes de télévision et retranscrit intégralement sur une page Facebook créée pour la circonstance. D’un ton résolu, il dénonça « les agissements destructeurs d’une minorité de Français égarés ou désespérés » avant d’affirmer que « les troubles et les violences ne seraient pas tolérés  », que « la priorité était au rétablissement de l’ordre public dans le respect de la tradition républicaine » mais que pour autant « ces mouvements traduisaient un désarroi et une peur de l’avenir qui méritaient d’être entendus et pris en compte afin d’assurer à chacun sa juste place dans la collectivité nationale ». L’ensemble de la classe politique salua un propos à la fois ferme et compréhensif. François Bayrou, par un communiqué de presse, fit connaître qu’il avait écouté le discours du Premier ministre « avec approbation ». Le soir même, de nouvelles batailles rangées éclataient dans les Hauts-de-Seine, les Yvelines, l’Essonne, le Doubs et le Pas-de-Calais.


      Le samedi, l’Association des maires de France publiait un communiqué pour « exprimer sa très grande préoccupation » devant la situation et demander « le rétablissement dans les meilleurs délais de l’ordre et de la légalité républicaine ». Le même jour, le Front national organisa une conférence de presse au cours de laquelle Marine Le Pen dénonça « une pure et simple situation de guerre » et réclama que l’Etat « fasse preuve de volonté dans les décisions et de fermeté dans leur application » avant de critiquer sévèrement une Martine Aubry « dont les Français n’avaient plus la moindre nouvelle depuis plus d’une semaine ».
      Il faut dire que, depuis fin juillet, la Présidente consacrait pratiquement tout son temps à la sauvegarde de l’euro. Après le lâchage en règle de l’UE par la Grande-Bretagne, les échanges et les rencontres entre Martine Aubry, Angela Merkel et Christine Lagarde s’étaient multipliés. Signe des temps, c’est à trois femmes qu’il appartenait de piloter les décisions qui permettraient aux économies européennes de ne pas sombrer tout de suite. Ces trois-là s’entendaient et se comprenaient plutôt bien, ne serait-ce que grâce à une détestation commune et viscérale pour le cavaliere Berlusconi, mais il faut bien admettre que leurs intérêts n’étaient pas toujours convergents et que leurs marges de manœuvre se révélaient passablement réduites. Elles s’étaient mises d’accord pour contraindre les compagnies de bancassurance à financer sur leurs gigantesques bénéfices un fonds exceptionnel de soutien à l’euro. Restait à convaincre les autres membres de l’UE d’adhérer à la démarche – et à convaincre les marchés que la mesure serait suffisante. C’était loin d’être gagné et l’affaire, en cette période estivale, requérait tous les soins de Martine Aubry. Aussi la Présidente n’avait-elle peut-être pas accordé à la situation intérieure française tout l’intérêt qu’il eût été souhaitable. Lorsque, le jeudi soir, Bertrand Delanoë et Henri Emmanuelli lui avaient exposé la situation, elle leur avait clairement demandé de se débrouiller sans elle en fixant néanmoins une ligne directrice : pas de dégâts, rien d’irrémédiable et pas question de recourir à l’armée. C’est à la suite de cette entrevue que le Premier ministre avait rédigé le discours prononcé le lendemain midi avec un résultat quasi-nul.
      A différentes reprises le général Schreiber, chef d’état-major de l’armée de terre, et le général Tourdion, directeur général de la gendarmerie nationale, avaient évoqué auprès de Jean-Marc Germain l’idée d’une intervention militaire pour mettre fin aux émeutes. Le secrétaire général de la Présidence s’y était opposé : aussi grave que soient les affrontements, il s’agissait d’un conflit intérieur qui restait du seul ressort de la police nationale. Pas question de faire intervenir l’armée française contre des citoyens français : on n’était ni à Fourmies, ni dans Le Cuirassé Potemkine ! Les généraux, en accord avec le chef d’état-major des armées, avaient alors fait passer le message vers Matignon et la Place Beauvau, de sorte que l’hypothèse avait été évoquée – et repoussée – lors de la réunion entre le Premier ministre, le ministre de l’Intérieur et la Présidente.
      Le samedi, deux cent trente-quatre personnes avaient été interpellées et mises en examen. On comptait vingt-et-une enclaves tenues par les émeutiers, dont la moitié en Seine-Saint-Denis, et les forces de l’ordre ne savaient tout simplement pas comment les reconquérir. On s’acheminait vers une véritable guerre de siège. La semaine s’acheva sur le statu quo. Dans leur camping, leur appartement de location ou en séjour chez des proches, de nombreux aoûtiens tremblaient à l’idée de trouver à leur retour de vacances un logis saccagé ou brûlé. A Paris, des centaines de touristes annulèrent précipitamment leur séjour pour fuir le pays. Roissy fut pris d’assaut par des passagers affolés en partance pour les Etats-Unis ou le Japon.


      Le coup d’état se fit très simplement.
     Le samedi soir, de retour de Bruxelles, Martine Aubry avait regagné ses appartements de l’Elysée pour achever la soirée en compagnie de Jean-Louis Brochen. Le lendemain matin, en les quittant pour se diriger vers son bureau, elle eut la surprise de trouver dans l’antichambre le général Coëtlogon, commandant la place de Paris, qui l’attendait à la tête d’un groupe d’une dizaine de gardes républicains. A son entrée, les hommes se mirent au garde-à-vous. Le général salua la Présidente et s’approcha d’elle avec toutes les marques du respect.
-      Madame le Président, je vais vous demander de bien vouloir nous suivre.
-      Vous plaisantez, général !
-      Nullement, madame le Président. Je suis au regret de devoir vous mettre aux arrêts. Le palais est sous notre contrôle, ainsi que l’hôtel Matignon, Beauvau et les principaux ministères. Il n’y a rien que vous puissiez faire, sinon nous suivre. Ne vous inquiétez pas, votre résidence vous attend déjà.
La Présidente, partagée entre l’incrédulité et la rage, ne savait quelle contenance adopter.
-      Votre conduite est inqualifiable, général. Je vous ordonne de vous reprendre.
-      Je crois que vous ne comprenez pas bien la situation, madame le Président.
Sur un geste du général, les gardes entourèrent une Martine Aubry au visage blême. Guidés par l’officier, la Présidente et son escorte se dirigèrent vers la cour d’honneur. Le palais était désert, hormis de loin en loin un garde républicain en uniforme et le fusil au pied qui, à l’approche du groupe, présentait impeccablement les armes. Dans les couloirs vides aux moulures dorées où l’on n’entendait que le bruit rythmé des pas, la scène avait quelque chose de spectral. Dans la cour, quelques gardes républicains armés de fusil semblaient surveiller les entrées. Garée devant le perron, une C6 noire attendait. Derrière elle, il y avait un fourgon bleu aux vitres grillagées, vide. Près de la voiture, un colonel de gendarmerie se mit au garde-à-vous à l’arrivée de l’escorte présidentielle, salua, ouvrit la portière arrière. Le général s’approcha de Martine Aubry.
-      Madame le Président, si vous voulez bien monter.
La Présidente commençait à prendre conscience de la situation.  Jusque là, envahie par la colère et l’ahurissement, elle avait été incapable de complètement réaliser ce qui lui arrivait ni de ressentir de la peur.
-      Que va-t-il arriver, maintenant, général ?
-      Vous allez être emmenée à Villacoublay et, de là, au fort de Brégançon où vous serez assignée à résidence. Vous n’avez rien à craindre, je vous l’ai dit.
-      Qu’est devenu le Premier ministre ?
-      Il doit être en route vers la Lanterne, où il sera lui aussi placé en résidence surveillée.
-      Vous êtes fou, général. Tout ceci va vous coûte très cher.
-      La situation exige des mesures d’exception, madame le Président. Je vous prie respectueusement de bien vouloir monter.
Martine Aubry comprit qu’elle ne pouvait qu’obéir. Elle s’installa sur le siège arrière. Le colonel ferma la portière. L’un des gardes fit le tour de la voiture, ouvrit la portière avant, s’installa au volant. Les autres montèrent dans le fourgon qui stationnait derrière la C6. Le colonel vint s’asseoir à côté de sa prisonnière.
Le général salua.
-      Je vous souhaite un bon vol, madame le Président.
Excédée, Martine Aubry tenta d’avoir le dernier mot.
-      « Madame la Présidente », je vous prie, général !
-      Je suis au regret, madame le Président : il n’appartient pas à l’exécutif de régenter la grammaire.
La C6 démarra, roula jusqu’à la sortie et disparut, imitée par le fourgon bleu nuit. Le général suivit des yeux les véhicules. Puis, il sortit un portable de sa poche et composa un numéro.

A midi pile, ce dimanche 12 août 2012, les émissions de télé comme de radio furent interrompues par les accents de La Marseillaise. Sur les écrans de télévision un plan fixe révéla, sur un fond grisâtre, une longue table couverte d’une nappe verte derrière laquelle apparaissaient une douzaine d’hommes à la mine sévère, vêtus d’uniformes bleus ou beiges qu’éclairaient des boutons et des étoiles argentés ou dorés et les rubans rouges, jaunes ou verts de nombreuses décorations. Derrière eux, on apercevait un drapeau tricolore, deux plantes vertes et, posé sur un balustre, un buste de Marianne. Puis la caméra zooma sur l’homme en tenue jaspée qui occupait la place centrale et devant lequel était posé un bouquet de micros. Le visage rond aux cheveux ras, le nez de boxeur et les yeux sombres donnaient une impression de détermination tranquille. Pour la très grande majorité des spectateurs, c’était un parfait inconnu. Seuls quelques dizaines d’initiés identifièrent le général Alain de Boisguibert, chef d’état-major des armées. Après un instant de silence solennel, l’homme prit la parole. Sa voix, un peu trop haut perchée, créait un contraste étrange avec la gravité de la scène.
- Françaises, Français, mes chers compatriotes… En ces heures terribles où l’intégrité de notre pays est mise en cause, devant l’exceptionnelle gravité de la crise que doit affronter la France et constatant l’incapacité des pouvoirs publics institutionnels à y répondre, votre armée s’est résolue à assumer l’ensemble des responsabilités qui lui incombent. Déjà, au moment où je vous parle, des mesures très fermes sont mises en œuvre pour faire cesser les insurrections qui isolent certaines de nos villes…
Suivait, en phrases brèves, une description de la situation. Un comité de Sauvegarde nationale était constitué. Il comprenait le chef d’état-major des armées, les chefs d’état-major de l’armée de terre, de la marine, de l’aviation et de la gendarmerie ainsi que leurs majors-généraux et le gouverneur militaire de Paris. Stations de radio et chaînes de télévision étaient sous contrôle. Le chef de l’Etat, les principaux membres du gouvernement et quelques leaders syndicaux se trouvaient en résidence surveillée. Dans l’après-midi, le comité rencontrerait les divers présidents de groupes parlementaires mais, d’ores et déjà, il en appelait au sens de l’Etat des dirigeants politiques pour appuyer son action ou, en tout cas, ne pas la contrarier par des appels à la révolte qui ne feraient qu’ajouter au désordre ambiant. L’heure était à l’unité et à la solidarité ; chacun devait le comprendre et agir en conséquence. Puis la caméra zooma sur le visage impassible de la Marianne de plâtre, tandis que La Marseillaise retentissait de nouveau, laissant les spectateurs abasourdis. 
 
        Le général de Boisguibert n’avait pas menti. Dès le matin, au moment même où Martine Aubry, Bertrand Delanoë ou Laurent Fabius étaient arrêtés, plusieurs régiments d’infanterie avaient été déplacés vers les principales zones d’émeute. C’étaient des régiments d’excellence, habitués aux combats de rues et au maintien de l’ordre par leurs interventions au Liban, en Côte-d’Ivoire ou en Afghanistan : 92e RI, 126e RI, 2e et 3e RIMA… appuyés par les sapeurs du 3e et du 13e régiment de Génie. Les instructions étaient de reprendre au plus vite et par tous les moyens les quartiers tenus par les émeutiers, en évitant les pertes autant que faire se pourrait mais en donnant priorité à l’efficacité. Les commandants des régiments engagés dans l’affaire étaient tous parfaitement conscients de l’enjeu : ils savaient que, aux yeux des Français, la légitimité du coup d’état dépendrait de leur réussite. Avant la fin de la soirée, les régiments avaient déjà pris position autour des zones à reconquérir et sécurisé leurs abords.
       L’après-midi qui suivit leur prestation télévisée, le général de Boisguibert et ses compagnons reçurent l’un après l’autre les présidents de groupe et les dirigeants des principaux partis politiques. A tous, ils tinrent le même discours simple et empreint d’un certain pragmatisme. La gestion des émeutes, expliquait le chef d’état-major, était une affaire  d’exécution que l’on pouvait considérer comme réglée. Restait… tout le reste. Le pays était sous contrôle militaire, l’heure n’était donc plus aux querelles politiciennes ni à la lutte pour les places : il s’agissait maintenant de faire travailler ensemble tous les talents et toutes les compétences dont le pays disposait, qu’ils soient de droite, de gauche ou d’ailleurs. Concrètement, chaque parti politique avait trois choses à faire. D’abord, établir sur une seule feuille de papier recto-verso la liste des dix mesures pratiques qu’il lui paraissait le plus urgent de mettre en œuvre pour redresser la situation du pays. La liste de ces mesures devait être absolument sincère et demeurerait, pour chaque parti, strictement confidentielle. Ensuite, faire une liste aussi objective que possible des quinze personnes les plus capables ou les plus compétentes dont il disposait dans ses rangs. Enfin, proposer pour chacune de ces personnes les trois affectations qui leur permettraient d’employer leurs talents de la façon la plus utile pour la nation. Ces listes devaient être remises au comité de Sauvegarde au plus tard le lendemain à minuit.
       Le lendemain, aucun quotidien ne parut. Non qu’ils aient été interdits – la Presse avait été laissée libre – mais en plein mois d’août, un dimanche, les rédactions avaient été prises complètement à contre-pied. Il fallait réunir les comités éditoriaux, décider d’une ligne, évaluer jusqu’où on pouvait aller dans le soutien ou dans l’opposition aux nouveaux dirigeants du pays… A l’étranger, les réactions des journaux furent unanimes pour dénoncer l’illégalité du coup d’état, souligner l’aspect consensuel et unitaire du discours des militaires et convenir qu’on ne pouvait guère prophétiser ce qui allait sortir de tout ça. Les journalistes européens ignoraient que certains messages étaient déjà passés : le dimanche après-midi, les généraux d’état-major français avaient téléphoné à leurs homologues des principaux pays d’Europe pour leur rappeler que l’affaire ne concernait que la politique intérieure de la France et pour demander que les gouvernements des pays amis veuillent bien se tenir tranquilles en attendant d’être contactés par la voie diplomatique normale. Evidemment, les militaires ainsi appelés avaient immédiatement rendu compte à leurs ministres respectifs, de sorte que tous les gouvernements voisins savaient pour l’heure à quoi s’en tenir.
        Sur le front des émeutes, un appel à la reddition avait été adressé aux insurgés. Certains, gavés de violence et de pillage, fatigués par une semaine de tension, impressionnés par le déploiement de soldats en armes, inquiets de la tournure que prenaient les choses, avaient cessé la lutte et disparu dans l’anonymat. Mais plus d’une douzaine de quartiers tentaient de maintenir la résistance. A Sevran, à Aulnay, à Champigny, il y eut des affrontements violents : on compta six morts, tous du côté des émeutiers, et plusieurs dizaines de blessés dont quelques-uns parmi les militaires. A la rage des révoltés répondait le savoir-faire technique de l’armée ; la disproportion des équipements et de l’expérience était trop grande pour que l’affaire dure longtemps. Les soldats se déplaçaient en groupes de dix voltigeurs répartis en cinq binômes qui progressaient prudemment, fusil à la main, parmi les magasins incendiés, les débris de verre, les poubelles renversées et les carcasses de voitures calcinées. Le plus souvent, leur simple vue suffisait à faire fuir les insurgés. Parfois, des tentatives d’embuscade, des jets de briques et de boulons ou les coups de feu d’un homme isolé provoquaient l’affrontement. Les soldats se postaient vivement à l’abri, tentaient de fixer l’adversaire par des tirs à intervalles réguliers, puis appelaient les renforts qui les aideraient à réduire la résistance ou à faire battre en retraite les émeutiers embusqués. Sitôt une zone reconnue tranquille, les hommes du génie arrivaient pour l’investir et la sécuriser aux moyens de barbelés. Les habitants, entre terreur et soulagement, assistaient aux opérations depuis les fenêtres de leurs immeubles. Ensuite, un commandant de compagnie contactait les résidants de la zone, en général par l’intermédiaire du gardien d’immeuble ou des associations de quartier, pour organiser un ravitaillement et régler les questions les plus urgentes. Enfin, les forces de police venaient reprendre possession du terrain. Les prisonniers, environ trois cents personnes, avaient été regroupés au Stade de France – idéalement placé pour la circonstance – dans un campement de fortune surveillé par les soldats du 152e RI. En deux semaines, l’ensemble des quartiers insurgés était repris. La France des vacances poussa un grand soupir de soulagement. Il y en avait pour des millions d’euros de dégâts


      Dès le lendemain du coup d’état, les dirigeants des partis politiques avaient remis au comité leur liste de personnalités « compétentes » et celle des mesures à adopter. Les généraux virent dans ce zèle la preuve que les politiciens, dans leur ensemble, étaient décidés à jouer le jeu. De fait, la situation du pays était telle depuis des années que, en privé, tous les dirigeants politiques s’accordaient à reconnaître qu’ils ne savaient pas comment la résoudre, tant les mesures à prendre leur semblaient électoralement suicidaires. Le coup d’état, s’il était moralement et juridiquement blâmable, leur offrait bel et bien la possibilité d’agir sans porter la responsabilité de leurs actions, et de collaborer avec le camp d’en face sans se faire pour autant accuser de trahison ou d’opportunisme. Finalement, si on savait manœuvrer, cette affaire-là pourrait bien présenter à moyen terme plus d’avantages que d’inconvénients.
      Les listes de mesures à prendre avaient été établies assez vite. En revanche, tous les partis avaient eu du mal à dresser la liste de leurs quinze meilleurs membres. Comme on l’imagine, sitôt passé le cap des quatre ou cinq premiers indiscutables, les luttes d’ego et de clans s’étaient déchaînées. Le temps étant compté, bagarres et combinaisons avaient duré toute la nuit du dimanche et une bonne partie de la journée du lundi dans tous les états-majors politiques depuis le FN jusqu’au NPA. Car les militaires avaient poussé l’honnêteté – ou le vice – jusqu’à consulter les partis d’extrême-gauche, qui n’avaient d’ailleurs pas été les derniers à répondre. Seul Lutte Ouvrière avait décliné l’invitation, préférant préparer sa rentrée dans la clandestinité. De sorte que le mardi matin, le comité de Sauvegarde nationale disposait d’une liste globale d’une centaine de personnes susceptibles d’occuper efficacement les postes-clés du gouvernement. Seul le MoDem faisait exception : malgré tous leurs efforts, les dirigeants du parti centriste n’avaient pu convaincre François Bayrou de proposer d’autres noms que le sien et celui de Marielle de Sarnez.
      Une difficulté particulière se posait pour le Parti Socialiste dans la mesure où beaucoup de ses meilleurs dirigeants, à commencer par Martine Aubry ou Laurent Fabius, étaient pour l’heure sous les verrous. Lorsque Jean-Christophe Cambadélis exposa le problème au comité, il s’entendit répondre par le général de Boisguibert que les mesures prises étaient exceptionnelles, n’avaient pas vocation à durer « plus que le temps nécessaire » et que de ce fait rien n’empêchait telle ou telle personne de surseoir momentanément à ses fonctions électives pour occuper un poste particulier dans le gouvernement d’union nationale. Lorsque le comité jugerait sa mission achevée, il rendrait les clés du pays aux pouvoirs institutionnels, et ces personnes retrouveraient alors l’ensemble de leurs prérogatives. De retour rue de Solférino « Camba », qui en avait reçu l’autorisation, téléphona à Martine Aubry pour lui expliquer les termes du marché. Il fallut deux grands cognacs à la Présidente pour se remettre de son indignation et peser le pour et le contre. Elle rappeler Cambadélis pour l’avertir qu’elle déclinait l’offre. Bertrand Delanoë et Laurent Fabius, également contactés par le même Cambadélis, se résolurent tous deux à une approbation pragmatique.
      Dans la journée du mardi 14 août, avec un bel ensemble, les diverses rédactions firent ce qu’elles font toujours lorsqu’elles ne savent pas quoi écrire sur un sujet de politique intérieure : elles commandèrent des sondages. Les résultats de ces diverses enquêtes furent publiés le mercredi pour les quotidiens, le jeudi pour les hebdomadaires. D’un institut à l’autre, les chiffres étaient globalement les mêmes : 91% des Français se disaient surpris par le coup d’état, 68% en dénonçaient le principe, 88% trouvaient qu’il s’était effectué « sans heurts », 84% affirmaient faire confiance à l’armée pour résoudre la crise des banlieues, 61% avaient trouvé le discours télévisé « rassurant » (contre 24% « inquiétant » et 15% d’indécis) et 97% pensaient qu’il fallait attendre et voir. D’ailleurs, il restait deux semaines de vacances.
       Hasard ou opportunisme, l’opinion des principaux journalistes rejoignait peu ou prou celle de la majorité des Français. Dans Marianne, Jacques Julliard expliqua que la France n’était pas le Chili mais plutôt le Portugal. Dans Le Point, Claude Imbert commenta les sondages en citant La Fontaine : « De ce roi-ci contentez-vous, de peur d’en rencontrer un pire », tandis que BHL se demandait quelle politique les nouveaux dirigeants adopteraient à l’égard d’Israël. Alexandre Adler déclara « qu’il donnait trois mois au comité avant de décider s’il optait pour l’exil ». François d’Orcival, dans Valeurs actuelles, pubia un éditorial intitulé « Confiance ! » dans lequel il saluait le sens des responsabilités d’une Grande muette soudainement sortie de son silence. Laurent Joffrin, dans Le Nouvel Obs, se demanda sur deux colonnes s’il fallait « résister » avant de conclure que non. Libération resta relativement factuel en publiant les biographies des généraux putschistes et Charlie-Hebdo mit en couverture un dessin de Charb affirmant que « ce serait chaque jour le 14 juillet ». Enfin Etienne Mougeotte, dans Le Figaro, expliqua que l’état de délabrement moral et politique du pays avait rendu « indispensables, sinon souhaitables » des événements dans lesquels il voyait « l’un de ces sursauts salvateurs dont la France avait su faire montre tout au long de son histoire ». En somme, rien de bien surprenant.


Le mercredi 15, le comité de Sauvegarde nationale se réunit à huis-clos pour étudier les listes remises par les divers partis et définir sa ligne de conduite. En ce jour de total farniente, des soldats en armes et des véhicules militaires patrouillaient dans quelques endroits-clés de la capitale et des grandes villes, mais dans l’ensemble l’agitation touristique ne semblait particulièrement troublée, ni par le putsch, ni par les opérations de pacification en cours dans les banlieues proches. Les émeutes n’avaient pas atteint Paris et, la première émotion passée, le commerce avait repris comme d’habitude. Il y avait eu deux sortes de touristes : ceux qui avaient pris peur et étaient partis tout de suite, les autres qui étaient restés et s’en trouvaient bien. On évitait juste de prendre le RER, au cas où, malgré les patrouilles armées qui arpentaient les stations Châtelet, Nation ou Gare de Lyon.
Le jeudi 16, en cours de journée, il y eut des appels téléphoniques, des tractations, des convocations et des rencontres. Et le soir, par une nouvelle allocution diffusée simultanément sur toutes les chaînes généralistes, le général Guelfes de Combier, major-général des armées et présentement secrétaire général du comité de Sauvegarde,  informait les Français de la composition du gouvernement d’union nationale.
Bertrand Delanoë restait Premier ministre. Le maire de Paris avait obtenu un consensus général, tant sa bonhommie et son efficacité affectueuse étaient appréciées de tous. De plus, cette décision permettait au comité de rester autant que faire se pouvait dans les apparences d’une certaine légalité. Laurent Fabius, l’ancien Premier ministre de la rigueur mitterrandienne, prenait les Finances en main avec Valérie Pécresse comme ministre du Budget. Alain Juppé prenait la responsabilité des Affaires étrangères, avec Pierre Moscovici et Nicolas Dupont-Aignan pour le seconder sur les questions européennes. Jean-Pierre Chevènement devenait ministre de l’Education. Marine Le Pen était nommée à la Famille, avec rang de ministre. Benoît Hamon conservait les Affaires sociales, tandis que le ministère de l’Industrie revenait à Jean-Luc Mélenchon et le secrétariat d’Etat aux PME à Alain Madelin. Jean-Vincent Placé restait aux Transports. Le ministère de la Justice était octroyé à l’avocat Jean-François Copé. Corinne Lepage se voyait confier un ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation. François Hollande veillerait sur la Fonction publique et Ségolène Royal, forte de son expérience poitevine, sur l’Aménagement du territoire. Xavier Bertrand, l’ancien assureur, aurait la charge d’un nouveau ministère consacré aux Professions libérales et au secteur tertiaire. Enfin, le directeur général de la gendarmerie, Edouard Tourdion, prenait le portefeuille de l’Intérieur et le chef d’état-major de l’armée de terre, le général Schreiber, celui de la Défense. La Culture était confiée à Anne Sinclair.
Le lendemain de cette annonce, François Bayrou publia un communiqué de presse pour faire savoir que « conscient de ses responsabilités devant la France et devant l’Histoire, il accepterait de tenir toute sa place dans un gouvernement de reconstruction nationale ». Il n’y fut pas donné suite.


Exceptionnellement, le conseil des ministres se tint le vendredi. Il était présidé par le général de Boisguibert. Les généraux Tourdion et Schreiber y participaient en leur qualité de ministres tandis que le général Cassaux et l’amiral Geoffroy de Barzach, chefs d’état-major de l’aviation et de la marine et membres du comité de Sauvegarde, y assistaient en tant qu’observateurs muets. Les divers ministres échangeaient des regards avec un léger sentiment d’irréalité. Tous ou presque connaissaient le décor du salon Murat et le rituel du conseil, mais il ne leur était jamais arrivé d’y siéger en même temps que leurs rivaux de l’autre camp. L’atmosphère leur paraissait étrange, à la fois familière et complètement nouvelle.
Le conseil fut long. Le général de Boisguibert donna d’abord la parole à Bertrand Delanoë, qui insista sur la nécessaire solidarité qui devait inspirer le gouvernement et exhorta au rassemblement sans arrières-pensées de toutes les compétences. Puis vint un exposé du général Tourdion sur l’état très satisfaisant de la reconquête des zones d’émeute, sur le nombre des morts et blessés et sur le devenir des prisonniers. L’affaire, précisa-t-il, était en bonne voie de règlement mais laisserait sûrement des traces durables dans l’opinion et risquait de créer un fossé entre les populations des quartiers frappés et le reste du pays. Il suggérait que l’armée s’implique dans la reconstruction des zones reconquises et profite de cette opportunité pour lancer une campagne de recrutement en direction des jeunes de banlieue. Après tout, concluait-il, cette démonstration de force et d’efficacité au combat avait auréolé les forces armées d’un réel prestige, y compris aux yeux des jeunes qui avaient été aux premières loges pour en juger.
Le général de Boisguibert prit ensuite la parole pour détailler l’ensemble des mesures qui formeraient la feuille de route du nouveau gouvernement. C’était une synthèse des propositions émises par les divers partis ; synthèse d’autant plus facile, souligna le général, que beaucoup des mesures en question s’étaient retrouvées sur plusieurs des listes remises par des partis de droite comme de gauche. Une fois exposé le programme, le général fit un tour de table pour s’assurer que chacun des ministres approuvait effectivement les directives données et en admettait sincèrement le bien-fondé. Il fallait au comité, précisa-t-il, la certitude d’une collaboration pleine et entière. Elle lui fut réaffirmée, la main sur le cœur, par chacun des participants. Le conseil s’acheva par la consigne d’une confidentialité totale sur ce qui venait de se dire. Là encore, le général fut obéi. Les nombreux journalistes massés dans la cour de l’Elysée n’eurent droit à aucun commentaire, si ce n’est une remarque de Jean-Pierre Chevènement leur affirmant que « tout bien considéré, ces militaires étaient fort civils ».
Les jours suivants, Alain Juppé rencontra ou contacta par téléphone certains de ses homologues européens. Il avait pour consigne de préparer les esprits à la plus spectaculaire des mesures décidées par le comité de Sauvegarde national.

Dans la soirée du jeudi 23 août, alors que la plupart des vacanciers commençaient leurs valises, le général de Boisguibert apparut pour la troisième fois en douze jours sur les écrans de télévision. Le rituel fut le même qu’à sa première apparition : accents de La Marseillaise, comité au grand complet et en uniforme rangé derrière une longue table, décor de drapeau tricolore et de Marianne, puis zoom sur le chef des putschistes. Seule différence : cette fois, tous les spectateurs connaissaient son visage et son nom.
-      Françaises, Français, mes chers compatriotes… Moins de deux semaines après sa prise de responsabilité nationale, votre armée vient vous rendre compte de son action. En premier lieu, sachez que la grave crise insurectionnelle qui a frappé certaines de nos villes est désormais résolue. Avec un nombre limité de pertes, les forces engagées pour le maintien de l’ordre ont reconquis les quartiers insurgés, ont capturé les émeutiers et les ont remis à la Justice. D’ores et déjà, avec l’appui de régiments spécialisés, des travaux de déblaiement ont été entrepris, ainsi que la prise en charge et le ravitaillement des populations civiles mises à mal par ces émeutes.
L’orateur s’arrêta un moment, fixant la caméra de ses yeux sombres et déterminés. Il fallait laisser à l’information le temps de bien pénétrer les esprits.
-      Mais il reste beaucoup à faire. Vous le savez, un gouvernement d’union nationale a été créé, composé d’hommes et de femmes aux compétences reconnues, issus de tous les bords politiques et décidés à travailler ensemble au relèvement de notre pays. Ce gouvernement a décidé de prendre dans les prochaines semaines un certain nombre de mesures, dont je vais à présent vous informer…
Nouveau silence. Le général de Boisguibert, qui avait lui-même rédigé son texte, possédait décidément le sens du tempo.
-      En premier lieu, à la date du 1er janvier 2013, la France abandonnera l’euro et reviendra au franc, avec une parité de un pour un. La banque de France retrouvera l’ensemble de ses prérogatives en matière d’émission et de gestion de notre monnaie nationale. En second lieu, votre gouvernement décrète un moratoire de cinq ans sur le paiement du service de la dette. Cela signifie que, dans les cinq années qui viennent, la France va suspendre le paiement du remboursement de ses emprunts. Cette mesure va permettre d’économiser chaque année cent vingt milliards d’euros, qui seront affectés à des investissements dans les secteurs de la santé, de l’éducation, de la recherche et de la justice. En troisième lieu, le système bancaire français est nationalisé en vue de la création d’un service public du crédit. Les actionnaires possédant moins de 0,8% du capital des banques seront payés sur base de la valeur moyenne de l’action au cours des six derniers mois. Les autres actionnaires seront payés en obligations d’Etat remboursables d’ici cinq ans. En quatrième lieu, une taxe de 15% est instaurée pour l’importation sur le territoire français de produits alimentaires, automobiles, textiles et électroniques, y compris en provenance des pays de l’Union européenne. En cinquième lieu, un fonds national d’aide à l’accession au logement va être créé, pour permettre aux familles de devenir propriétaires de leur habitation. En sixième lieu, un impôt exceptionnel de 4% est instauré sur les bénéfices des entreprises du CAC 40, ainsi qu’une taxe de solidarité de 4% sur les patrimoines supérieurs à deux millions d’euros hors résidence principale. En septième lieu enfin, le RSA, le SMIC et les allocations familiales sont augmentés de 20% à partir du 1er octobre 2012, l’augmentation du SMIC étant compensée par une baisse de l’impôt sur les bénéfices pour les entreprises de moins de cinq cents salariés.
Un nouveau silence ponctua cette rafale d’informations. Devant leurs télés, les Français étaient ahuris. Tous ne saisissaient pas la portée de ce qu’ils entendaient, mais chacun sentait qu’il se passait là quelque chose d’exceptionnel.
-      Françaises, Français, mes chers compatriotes, telles sont les premières mesures décidées par votre gouvernement. D’autres viendront les compléter prochainement, dont vous serez informés comme vous devez l’être. Dès la rentrée parlementaire, ces mesures seront présentées au Parlement qui, nous n’en doutons pas, leur donnera son approbation par un vote majoritaire. Des heures difficiles nous attendent. Sans doute allons-nous devoir affronter l’hostilité et la réprobation des autres puissances économiques. Mais nous saurons faire face aux difficultés. Souvenez-vous que la France est forte de chacune et chacun d’entre vous et que, rassemblés, nous pouvons faire des prodiges. Vive la république, vive la France !
Les militaires alignés derrière la table se mirent alors au garde-à-vous tandis que l’hymne national retentissait une nouvelle fois. Puis l’image fut remplacée par la photo d’un drapeau tricolore.


       Le drapeau fut suivi, sur toutes les chaînes, des mêmes images. Dans un studio sans logo, installé derrière un pupitre blanc, Bertrand Delanoë faisait face à David Pujadas, Arlette Chabot et Laurence Ferrari. Une interview en bonne et due forme, à laquelle le Premier ministre se soumit avec son habituel mélange d’application et de bonhomie. Non, il n’avait pas longtemps hésité avant d’accepter de diriger le gouvernement mis en place par le comité de Sauvegarde : l’urgence était de tirer le pays de ses difficultés. Oui, il approuvait l’ensemble des mesures qui venaient d’être annoncées, y compris l’abandon de l’euro et les mesures protectionnistes. Oui, il avait conscience que la France rompait ainsi différents accords internationaux, mais la France était souveraine et libre de disposer de son avenir comme elle l’entendait. Oui, il savait que la note « AAA » de la France allait être fortement dégradée mais cela n’avait guère d’importance à court terme puisqu’il n’était plus question d’emprunter sur les marchés internationaux. Oui, il savait que le franc risquait de se dévaluer et d’accroître ainsi le prix du pétrole, mais l’Etat prenait l’engagement de baisser alors les taxes pétrolières afin que les prix à la pompe demeurent les mêmes. Sur l’emploi des cent vingt milliards d’euros dégagés par le moratoire, Bertrand Delanoë précisa qu’ils seraient consacrés en priorité à la rénovation des établissements scolaires, à la formation des enseignants, à la construction de centres d’apprentissage, au recrutement de nouveaux magistrats et à la création de prisons. Il évoqua aussi l’ouverture de centres destinés aux jeunes délinquants, qui seraient désormais séparés des récidivistes et formés pour aller travailler le temps de leur peine, sous encadrement militaire, sur des chantiers à vocation sociale ou dans des pays en voie de développement.
-      Et, fit Laurence Ferrari, d’autres mesures sont à l’étude ?
-      Oh, oui. Nous allons nous attaquer à la question des retraites et des charges patronales. Par ailleurs, nous étudions la suppression du cumul des mandats, ou en tout cas sa limitation. Et nous envisageons de rayer le 8 mai et le jour de l’Ascension de la liste des jours fériés, pour les remplacer par Roch-Hachana et par l’Aïd-al-Adha qui deviendraient deux journées officiellement chômées. Mais pour cela, nous devons consulter les représentants des différents cultes concernés.
-      Pourquoi cela ? fit Laurence Ferrari.
-      Eh bien, au nom de la laïcité, nous ne trouvons pas normal que seules les fêtes chrétiennes soient chômées dans notre pays. C’est l’héritage d’une tradition tout à fait respectable, mais nos compatriotes juifs ou musulmans doivent pouvoir eux aussi profiter pleinement de leur principale fête religieuse. Et comme nous ne voulons pas multiplier les jours fériés, il faut bien en enlever certains pour en rajouter d’autres… Ah et puis, pendant que j’y suis, notez aussi que nous allons construire trois mille mosquées dans les différentes villes de France. Des mosquées discrètes, sans minaret ni haut-parleurs extérieurs.
-      Mais, fit Arlette Chabot, c’est contraire au principe de laïcité !
-      Non. L’Etat va avancer l’argent, mais il sera remboursé. D’un côté, nous allons augmenter d’un point et demi la TVA sur les produits hallal pour financer les travaux. De l’autre, pendant un certain temps, l’entrée de ces mosquées sera payante pour tous les fidèles. Entre vingt et quarante centimes l’entrée ; ce n’est pas encore décidé.
-      Vous voulez faire payer l’entrée dans des lieux de culte ?
-      Et pourquoi pas ? Les chrétiens font bien une quête pendant leurs offices…

      Le lendemain de l’allocution, la presse internationale se déchaîna. En Allemagne, le Welt dénonçait un véritable coup de poignard français. En Italie, la Stampa et le Corriere déploraient en termes vifs que la France se retire ainsi de l’opération de sauvetage des économies européennes. En Espagne, El Pais s’effarait de l’audace française et se demandait si le voisin d’outre-Pyrénées survivrait longtemps à son « splendide isolement militaro-économique ». A Londres, le Times rendit compte du discours en termes distanciés, tandis que le Sun félicitait les « froggies » d’avoir enfin compris, au bout de treize ans seulement, ce que les citoyens britanniques avaient senti dès 1999. Dans Le Monde, Pascal Lamy, le directeur général de l’OMC, oublia définitivement ses convictions socialistes pour fustiger « cet intolérable manquement aux règles les plus élémentaires de la concurrence internationale ». Herman von Rompuy, le transparent président de l’UE, révéla que la décision française « lui faisait beaucoup de peine ». Seul Newsweek joua les iconoclastes en publiant sur sa couverture un fier coq gaulois accompagné d’une légende provocante : « Et si les Français avaient raison ? ».
  
        Quatre mois plus tard, la fin du monde n’avait toujours pas eu lieu. Les quartiers ravagés par les émeutes avaient été sinon rebâtis, du moins nettoyés et remis en état avec le concours de l’armée et, sous solide encadrement, celui des casseurs capturés lors des affrontements et condamnés à des peines d’intérêt général. La rentrée des classes s’était correctement passée, d’autant que des patrouilles militaires arpentaient régulièrement de nombreux quartiers dits sensibles. Pour le plus grand bonheur du maire de Sevran, les halls d’immeubles de ses cités – comme d’ailleurs de nombreux autres – avaient été vidés de leurs dealers. Cela n’avait pas été sans heurts, mais on constatait que l’armée bénéficiait aux yeux des habitants d’un prestige que la police avait malheureusement perdu et qui lui facilita considérablement la tâche. Du reste, l’opération de recrutement lancée dans les zones difficiles fut un réel succès.
      L’annonce de l’abandon de l’euro par la France avait provoqué une forte baisse de la monnaie européenne face au yen et au dollar. Cela eut pour effet bénéfique de doper les exportations des pays de l’union, de diminuer proportionnellement leur dette et de rendre moins attractives les délocalisations vers les pays asiatiques. On enregistra la commande ferme par American Airlines de douze A-340, au détriment de Boeing. En revanche, la facture énergétique s’en trouva augmentée, avec pour effet de rendre plus compétitives les sources d’énergie alternatives et donc d’accroître les recherches et les investissements les concernant. Anticipant le prochain retour au franc et le renchérissement du pétrole qui s’ensuivrait sans doute, échaudés par l’exemple japonais quant au risque nucléaire, EDF et Total se lançèrent conjointement dans un programme massif de recherche sur l’optimisation de l’énergie solaire et de la géothermie. De son côté, le gouvernement tint sa promesse et diminua la TIPP pour éviter toute augmentation des prix à la pompe.
        Sous l’égide de Laurent Fabius, les plus grandes banques françaises avaient été nationalisées et leurs activités d’affaires et de dépôts avaient été séparées. Chacune avait reçu un objectifs précis en termes de crédit consenti aux PME-PMI, dont le montant ne devait pas représenter moins de 50% du montant total des crédits octroyés aux entreprises. Et dans ces 50%, un tiers au moins devait concerner des entreprises datant de moins de cinq ans. Les patrons des banques, nommés par Bercy, avaient été clairement avertis qu’ils joueraient leur place en priorité sur le respect de ce critère. Et c’est ainsi qu’on avait pu assister au spectacle inhabituel de banquiers démarchant des créateurs d’entreprises pour leur proposer de l’argent.
        L’économie européenne résista plus que bien à la décision française de moratoire sur le paiement de ses dettes. Après tout, il ne s’agissait que d’un trou de cent vingt milliards d’euros par an, peu de chose en comparaison des quatre mille milliards de dollars volatilisés en trois semaines lors de la crise de 2008. Et puis, ce n’était pas de l’argent disparu mais différé. Dès le lendemain de l’annonce, les créances françaises se négociaient avec une très légère décote. Deux jours plus tard, des produits de placement fondés sur les espérances de croissance française à cinq ans et finement surnommés « French litters » avaient fait leur apparition et s’échangeaient sur toutes les places mondiales. Le choc avait été absorbé.
         Anticipant l’augmentation des prix que provoqueraient le retour au franc et l’instauration de la taxe à l’importation, de très nombreux consommateurs s’étaient précipités pour acheter qui le iPad, qui l’écran plat, qui l’ordinateur, qui le frigo californien fabriqués en Chine ou en Asie du Sud-est. Le mois de novembre 2012 avait ainsi été euphorique pour les détaillants de produits informatiques ou électro-ménagers. En revanche, et contrairement aux prédictions des Cassandres libérales, on ne constata aucune baisse particulière des exportations françaises : parfums, sacs Vuitton, champagnes et cognacs réalisèrent à l’étranger, en cette période de fêtes, leurs volumes de vente habituels.
        Les mesures de crédit obligatoire et le renchérissement annoncé des importations avaient dynamisé les PME nationales, de sorte qu’on constatait déjà une diminution du nombre des chômeurs. Cette amélioration de l’emploi, jointe à l’augmentation des prestations sociales, aux achats anticipés et à la période de Noël, boosta la consommation et redonna confiance aux Français. Il semblait bien qu’on était entrés dans une spirale vertueuse. Pour le reste, le fait d’être sous la direction d’un comité militaire ne changeait pas grand chose à la vie quotidienne et les citoyens s’en accommodaient sans grand mal. Franchement, semblaient-ils dire, si on vivait sous la trique, c’était une trique extrêmement supportable.
        Il régnait d’ailleurs dans le pays une sorte de consensus étrange. Une fois admis le coup de force, chacun semblait en avoir pris son parti. L’assemblée nationale, désormais présidée par Jean-Marc Ayrault, avait voté la confiance au nouveau gouvernement sans trop s’interroger sur sa légitimité. Les leaders syndicaux, après leurs entrevues avec Benoît Hamon et Jean-Luc Mélenchon, avaient admis la nécessité d’un climat social apaisé que la forte augmentation du SMIC leur avait permis d’obtenir sans problème. La presse observait une sorte de pacte de non-agression et s’il arrivait qu’un quotidien ou un magazine ose une « Une » agressive ou trop ironique, les faibles ventes lui faisaient rapidement comprendre que l’opinion publique n’était pas à l’unisson. Du reste, les journalistes du Canard enchaîné s’arrachaient les cheveux devant la complète absence d’échos croustillants comme de mini-scandales. Il n’y avait aucune censure, mais il y avait mieux : une certaine forme de gravité sereine. L’audience des Guignols de l’info était en chute libre. La dérision, le sarcasme, ne trouvaient plus preneur. On sentait comme une sorte d’attente respectueuse ; peut-être même une forme d’espoir. On aurait dit que le pays, collectivement, reprenait conscience de lui-même.
 

       En somme, à trois semaines de la date fatidique qui marquerait le retour au franc, les membres du comité de Sauvegarde comme ceux du gouvernement avaient le sentiment que les choses se présentaient au mieux. Il faut d’ailleurs souligner – même si les membres du PS comme de l’UMP se seraient fait éplucher sur place plutôt que de l’avouer – que cette mesure d’abandon de l’euro avait figuré sur toutes, absolument toutes les listes de mesures que les divers partis avaient soumis au comité le surlendemain du coup d’état. Les travaux préparatoires avaient donc été menés avec une réelle bonne volonté et une totale implication. La banque de France, bientôt rétablie dans ses prérogatives, avait fait tourner ses presses pour imprimer en quantités suffisantes les billets de cinq à cinq cents francs qui, dès le 1er janvier, viendraient se substituer à la monnaie européenne. Dans les bureaux de poste et les agences bancaires, on se préparait avec un peu de fébrilité au prévisible afflux des clients désireux de procéder à l’échange. La parité officielle serait, quoi qu’il advienne, de un pour un pendant tout le mois de janvier et il était prévu que, durant cette période, la double circulation serait tolérée.
       Lors du conseil des ministres du 5 décembre, le général de Boisguibert conclut la réunion en exprimant sa satisfaction pour le travail réalisé et sa confiance quant aux résultats à venir. Puis il demanda au Premier ministre de prévoir, pour le mois de février 2013, l’organisation d’un référendum.
      En fait, le 1er janvier 2013, les choses se passèrent très calmement. Les Français avaient réveillonné la veille au soir, ils firent pour beaucoup la grasse matinée et les employés de La Poste ou des banques, installés derrière leurs guichets dès dix heures du matin, ne virent arriver qu’un nombre raisonnable de clients. La vraie surprise arriva le lendemain, lorsque les premières cotations s’établirent entre le franc et l’euro : un euro s’échangeait à 0,973 franc.
        Après un moment d’incrédulité, les économistes libéraux qui prévoyaient l’inverse durent bien se rendre à l’évidence. D’un côté, l’euro semblait durablement plombé par les crises italienne, espagnole, irlandaise et grecque. De l’autre, la politique volontariste et le protectionnisme autoritaire de la France laissaient entrevoir pour l’Hexagone une croissance retrouvée et des performances économiques supérieures à la moyenne de l’UE. De façon finalement fort logique, les marchés avaient donc joué la France contre la zone euro, ce qui se traduisait par un taux de change favorable à notre monnaie nationale. Comme l’expliqua Elie Cohen avec son bon sourire, lors du JT du lendemain, « le capitalisme n’a ni pudeur, ni états d’âme : il n’hésite jamais à reconnaître ses erreurs et à prendre le profit là où il est ».
-      Mais, demanda Claire Chazal, c’est plutôt une bonne ou une mauvaise nouvelle ?
-      C’est une bonne nouvelle. Cela signifie que les importations dont nous ne pouvons pas nous passer, et qui sont payables en euros ou en dollars, vont nous coûter moins cher. A commencer par le pétrole, évidemment…
-      D’accord. Mais par contre, nos exportations vont coûter plus cher à nos voisins. Elles risquent de ralentir.
-      Pas forcément. D’abord, le gouvernement mise surtout sur notre demande intérieure. Avec les mesures protectionistes qui ont été prises, nous avons recommencé à fabriquer ce que nous consommons, et à consommer ce que nous fabriquons. Notre économie dépend beaucoup moins de nos ventes à l’étranger que de nos propres achats intérieurs. Quant à ce que nous exportons, ce sont pour l’essentiel des produits irremplaçables, inimitables : produits de luxe, produits du terroir, produits de haute technologie à forte valeur ajoutée intellectuelle… Nous avons fait le choix de la qualité, voire de l’excellence, et ce choix nous protège. Je prendrai un seul exemple : malgré les mesures de rétorsion du gouvernement américain à l’égard des produits français, les ventes d’Evian continuent de se développer aux Etats-Unis. Evian est toujours l’eau importée la plus vendue là-bas. Et idem au Japon. Voyez-vous, même en cas de hausse des prix, la qualité trouve toujours preneur…

     Un mois après le retour au franc, il était clair pour tous les observateurs que, à court terme, le pari était gagné. Alors que l’économie allemande montrait à son tour des signes d’essoufflement, le taux de change sur les marchés internationaux restait imperturbablement favorable à notre monnaie. Nos entreprises restaient toutefois protégées par les taxes à l’importation, de sorte qu’emploi et production affichaient de mois en mois des taux de progression parallèles et encourageants. Suite aux incitations gouvernementales, départements et communes avaient lancé des programmes de construction de logements ; des programmes petits et nombreux axés sur la construction de pavillons plutôt que de tours et dont la réalisation, le plus souvent, était confiée à des PME locales. Pour aider les familles à changer de logement lorsqu’elles s’agrandissent, un système de « crédit-logement au nouveau-né » avait été mis en place : qu’elle fût propriétaire ou locataire, toute famille attendant une naissance pouvait emprunter à taux réduit une somme correspondant à 20% de la valeur de son habitation du moment. Le bâtiment allait et, comme chacun sait, quand le bâtiment va, tout va.


      Dans ce contexte, le référendum ne fut pour ainsi dire qu’une formalité. Début février, le général de Boisguibert avait annoncé dans une brève allocution que les Français seraient sollicités le samedi 23, soit quinze jours plus tard, pour donner leur avis sur la façon dont les généraux avaient géré la situation. La question posée serait : « Souhaitez-vous que le comité de Sauvegarde nationale poursuive l’action qu’il a entreprise ? ». Dans son intervention, le général ne donna aucune indication sur ce qui arriverait en cas de réponse négative, se contentant de souligner que le comité avait à cœur d’agir pour le bien du pays, et de vérifier que son action était comprise et approuvée par le peuple souverain.
      Le scrutin ne donna pas lieu à une campagne particulière. Claude Imbert, dans Le Point, évoqua la citation évangélique selon laquelle « un mauvais arbre ne saurait donner de bons fruits » pour en conclure que si les fruits sont bons, l’arbre doit l’être aussi. Alexandre Adler fit savoir qu’il avait choisi de ne pas s’exiler. André Comte-Sponville, invité à C dans l’air, convoqua Platon, Machiavel, Kant, Max Weber et Raymond Aron pour souligner qu’en politique la morale doit s’apprécier à l’aune des résultats pratiques. Laurent Joffrin, dans Le Nouvel Obs, expliqua sur trois colonnes qu’il ne donnerait pas de consignes de vote à ses lecteurs. Jean Daniel, dans le même magazine, appelait à l’abstention en expliquant qu’il n’y avait pas lieu de répondre à une question portant sur sa légitimité posée par un gouvernement évidemment illégitime. Jean-François Kahn, dans Marianne, rappela que Bonaparte en 1802, Louis-Napoléon Bonaparte en 1851 et De Gaulle en 1958 avaient tous trois, une fois le fait accompli, recherché une onction plébiscitaire pour légitimer leur coup de force et qu’ils l’avaient obtenue. Seule Martine Aubry, qui jouissait dans sa résidence forcée de Brégançon d’une certaine liberté de parole, publia dans Le Monde une tribune appelant à l’opposition au comité et au rétablissement de l’Etat de droit. Mais à l’exception de cette écume médiatique, le sujet ne fut guère débattu. Il semblait que les citoyens gardaient sur leur vote et leur opinion une sorte de discrétion pudique ou, peut-être, gênée.
      Le 23 février, près de trente-sept millions de Français s’étaient rendus aux urnes. A 20h, les résultats proclamés furent sans appel : le « Oui » l’emportait par 64,31% des voix contre 13,56% de « Non » et 22,13% d’abstentions. Averti de sa victoire une demi-heure plus tôt, le général de Boisguibert avait eu un petit sourire. Il savait bien que, dans le fond, la France avait toujours aimé les militaires.



FIN