Vingt-et-unième épisode : Programme de gouvernement.

 
                Exceptionnellement, le conseil des ministres se tint le vendredi. Il était présidé par le général de Boisguibert. Les généraux Tourdion et Schreiber y participaient en leur qualité de ministres tandis que le général Cassaux et l’amiral Geoffroy de Barzach, chefs d’état-major de l’aviation et de la marine et membres du comité de Sauvegarde, y assistaient en tant qu’observateurs muets. Les divers ministres échangeaient des regards avec un léger sentiment d’irréalité. Tous ou presque connaissaient le décor du salon Murat et le rituel du conseil, mais il ne leur était jamais arrivé d’y siéger en même temps que leurs rivaux de l’autre camp. L’atmosphère leur paraissait étrange, à la fois familière et complètement nouvelle.
                Le conseil fut long. Le général de Boisguibert donna d’abord la parole à Bertrand Delanoë, qui insista sur la nécessaire solidarité qui devait inspirer le gouvernement et exhorta au rassemblement sans arrières-pensées de toutes les compétences. Puis vint un exposé du général Tourdion sur l’état très satisfaisant de la reconquête des zones d’émeute, sur le nombre des morts et blessés et sur le devenir des prisonniers. L’affaire, précisa-t-il, était en bonne voie de règlement mais laisserait sûrement des traces durables dans l’opinion et risquait de créer un fossé entre les populations des quartiers frappés et le reste du pays. Il suggérait que l’armée s’implique dans la reconstruction des zones reconquises et profite de cette opportunité pour lancer une campagne de recrutement en direction des jeunes de banlieue. Après tout, concluait-il, cette démonstration de force et d’efficacité au combat avait auréolé les forces armées d’un réel prestige, y compris aux yeux des jeunes qui avaient été aux premières loges pour en juger.
                Le général de Boisguibert prit ensuite la parole pour détailler l’ensemble des mesures qui formeraient la feuille de route du nouveau gouvernement. C’était une synthèse des propositions émises par les divers partis ; synthèse d’autant plus facile, souligna le général, que beaucoup des mesures en question s’étaient retrouvées sur plusieurs des listes remises par des partis de droite comme de gauche. Une fois exposé le programme, le général fit un tour de table pour s’assurer que chacun des ministres approuvait effectivement les directives données et en admettait sincèrement le bien-fondé. Il fallait au comité, précisa-t-il, la certitude d’une collaboration pleine et entière. Elle lui fut réaffirmée, la main sur le cœur, par chacun des participants. Le conseil s’acheva par la consigne d’une confidentialité totale sur ce qui venait de se dire. Là encore, le général fut obéi. Les nombreux journalistes massés dans la cour de l’Elysée n’eurent droit à aucun commentaire, si ce n’est une remarque de Jean-Pierre Chevènement leur affirmant que « tout bien considéré, ces militaires étaient fort civils ».
                Dans les jours qui suivirent, Alain Juppé rencontra ou contacta par téléphone certains de ses homologues européens. Il avait pour consigne de préparer les esprits à la plus spectaculaire des mesures décidées par le comité de Sauvegarde national.

                Dans la soirée du jeudi 23 août, alors que la plupart des vacanciers commençaient leurs valises, le général de Boisguibert apparut pour la troisième fois en douze jours sur les écrans de télévision. Le rituel fut le même qu’à sa première apparition : accents de La Marseillaise, comité au grand complet et en uniforme rangé derrière une longue table, décor de drapeau tricolore et de Marianne, puis zoom sur le chef des putschistes. Seule différence : cette fois, tous les spectateurs connaissaient son visage et son nom.
-      Françaises, Français, mes chers compatriotes… Moins de deux semaines après sa prise de responsabilité nationale, votre armée vient vous rendre compte de son action. En premier lieu, sachez que la grave crise insurectionnelle qui a frappé certaines de nos villes est désormais résolue. Avec un nombre limité de pertes, les forces engagées pour le maintien de l’ordre ont reconquis les quartiers insurgés, ont capturé les émeutiers et les ont remis à la Justice. D’ores et déjà, avec l’appui de régiments spécialisés, des travaux de déblaiement ont été entrepris, ainsi que la prise en charge et le ravitaillement des populations civiles mises à mal par ces émeutes.
L’orateur s’arrêta un moment, fixant la caméra de ses yeux sombres et déterminés. Il fallait laisser à l’information le temps de bien pénétrer les esprits.
-      Mais il reste beaucoup à faire. Vous le savez, un gouvernement d’union nationale a été créé, composé d’hommes et de femmes aux compétences reconnues, issus de tous les bords politiques et décidés à travailler ensemble au relèvement de notre pays. Ce gouvernement a décidé de prendre dans les prochaines semaines un certain nombre de mesures, dont je vais à présent vous informer…
Nouveau silence. Le général de Boisguibert, qui avait lui-même rédigé son texte, possédait décidément le sens du tempo.
-      En premier lieu, à la date du 1er janvier 2013, la France abandonnera l’euro et reviendra au franc, avec une parité de un pour un. La banque de France retrouvera l’ensemble de ses prérogatives en matière d’émission et de gestion de notre monnaie nationale. En second lieu, votre gouvernement décrète un moratoire de cinq ans sur le paiement du service de la dette. Cela signifie que, dans les cinq années qui viennent, la France va suspendre le paiement du remboursement de ses emprunts. Cette mesure va permettre d’économiser chaque année cent vingt milliards d’euros, qui seront affectés à des investissements dans les secteurs de la santé, de l’éducation, de la recherche et de la justice. En troisième lieu, le système bancaire français est nationalisé en vue de la création d’un service public du crédit. Les actionnaires possédant moins de 0,8% du capital des banques seront payés sur base de la valeur moyenne de l’action au cours des six derniers mois. Les autres actionnaires seront payés en obligations d’Etat remboursables d’ici cinq ans. En quatrième lieu, une taxe de 15% est instaurée pour l’importation sur le territoire français de produits alimentaires, automobiles, textiles et électroniques, y compris en provenance des pays de l’Union européenne. En cinquième lieu, un fonds national d’aide à l’accession au logement va être créé, pour permettre aux familles de devenir propriétaires de leur habitation. En sixième lieu, un impôt exceptionnel de 4% est instauré sur les bénéfices des entreprises du CAC 40, ainsi qu’une taxe de solidarité de 4% sur les patrimoines supérieurs à deux millions d’euros hors résidence principale. En septième lieu enfin, le RSA, le SMIC et les allocations familiales sont augmentés de 20% à partir du 1er octobre 2012, l’augmentation du SMIC étant compensée par une baisse de l’impôt sur les bénéfices pour les entreprises de moins de cinq cents salariés.
Un nouveau silence ponctua cette rafale d’informations. Devant leurs télés, les Français étaient ahuris. Tous ne saisissaient pas la portée de ce qu’ils entendaient, mais chacun sentait qu’il se passait là quelque chose d’exceptionnel.
-      Françaises, Français, mes chers compatriotes, telles sont les premières mesures décidées par votre gouvernement. D’autres viendront les compléter prochainement, dont vous serez informés comme vous devez l’être. Dès la rentrée parlementaire, ces mesures seront présentées au Parlement qui, nous n’en doutons pas, leur donnera son approbation par un vote majoritaire. Des heures difficiles nous attendent. Sans doute allons-nous devoir affronter l’hostilité et la réprobation des autres puissances économiques. Mais nous saurons faire face aux difficultés. Souvenez-vous que la France est forte de chacune et chacun d’entre vous et que, rassemblés, nous pouvons faire des prodiges. Vive la république, vive la France !
Les militaires alignés derrière la table se mirent alors au garde-à-vous tandis que l’hymne national retentissait une nouvelle fois. Puis l’image fut remplacée par la photo d’un drapeau tricolore.

(A suivre)

Vingtième épisode : L'Union sacrée.


                  Le mercredi 15, le comité de Sauvegarde nationale se réunit à huis-clos pour étudier les listes remises par les divers partis et définir sa ligne de conduite. En ce jour de total farniente, des soldats en armes et des véhicules militaires patrouillaient dans quelques endroits-clés de la capitale et des grandes villes, mais dans l’ensemble l’agitation touristique ne semblait particulièrement troublée, ni par le putsch, ni par les opérations de pacification en cours dans les banlieues proches. Les émeutes n’avaient pas atteint Paris et, la première émotion passée, le commerce avait repris comme d’habitude. Il y avait eu deux sortes de touristes : ceux qui avaient pris peur et étaient partis tout de suite, les autres qui étaient restés et s’en trouvaient bien. On évitait juste de prendre le RER, au cas où, malgré les patrouilles armées qui arpentaient les stations Châtelet, Nation ou Gare de Lyon.
                Le jeudi 16, en cours de journée, il y eut des appels téléphoniques, des tractations, des convocations et des rencontres. Et le soir, par une nouvelle allocution diffusée simultanément sur toutes les chaînes généralistes, le général Guelfes de Combier, major-général des armées et présentement secrétaire général du comité de Sauvegarde,  informait les Français de la composition du gouvernement d’union nationale.
                Bertrand Delanoë restait Premier ministre. Le maire de Paris avait obtenu un consensus général, tant sa bonhommie et son efficacité affectueuse étaient appréciées de tous. De plus, cette décision permettait au comité de rester autant que faire se pouvait dans les apparences d’une certaine légalité. Laurent Fabius, l’ancien Premier ministre de la rigueur mitterrandienne, prenait les Finances en main avec Valérie Pécresse comme ministre du Budget. Alain Juppé prenait la responsabilité des Affaires étrangères, avec Pierre Moscovici et Nicolas Dupont-Aignan pour le seconder sur les questions européennes. Jean-Pierre Chevènement devenait ministre de l’Education. Marine Le Pen était nommée à la Famille, avec rang de ministre. Benoît Hamon conservait les Affaires sociales, tandis que le ministère de l’Industrie revenait à Jean-Luc Mélenchon et le secrétariat d’Etat aux PME à Alain Madelin. Jean-Vincent Placé restait aux Transports. Le ministère de la Justice était octroyé à l’avocat Jean-François Copé. Corinne Lepage se voyait confier un ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation. François Hollande veillerait sur la Fonction publique et Ségolène Royal, forte de son expérience poitevine, sur l’Aménagement du territoire. Xavier Bertrand, l’ancien assureur, aurait la charge d’un nouveau ministère consacré aux Professions libérales et au secteur tertiaire. Enfin, le directeur général de la gendarmerie, Edouard Tourdion, prenait le portefeuille de l’Intérieur et le chef d’état-major de l’armée de terre, le général Schreiber, celui de la Défense. La Culture était confiée à Anne Sinclair.
                Le lendemain de cette annonce, François Bayrou publia un communiqué de presse pour faire savoir que « conscient de ses responsabilités devant la France et devant l’Histoire, il accepterait de tenir toute sa place dans un gouvernement de reconstruction nationale ». Il n’y fut pas donné suite.

(A suivre)

Dix-neuvième épisode : La France digère...



      Dès le lendemain du coup d’état, les dirigeants des partis politiques avaient remis au comité leur liste de personnalités « compétentes » et celle des mesures à adopter. Les généraux virent dans ce zèle la preuve que les politiciens, dans leur ensemble, étaient décidés à jouer le jeu. De fait, la situation du pays était telle depuis des années que, en privé, tous les dirigeants politiques s’accordaient à reconnaître qu’ils ne savaient pas comment la résoudre, tant les mesures à prendre leur semblaient électoralement suicidaires. Le coup d’état, s’il était moralement et juridiquement blâmable, leur offrait bel et bien la possibilité d’agir sans porter la responsabilité de leurs actions, et de collaborer avec le camp d’en face sans se faire pour autant accuser de trahison ou d’opportunisme. Finalement, si on savait manœuvrer, cette affaire-là pourrait bien présenter à moyen terme plus d’avantages que d’inconvénients.
      Les listes de mesures à prendre avaient été établies assez vite. En revanche, tous les partis avaient eu du mal à dresser la liste de leurs quinze meilleurs membres. Comme on l’imagine, sitôt passé le cap des quatre ou cinq premiers indiscutables, les luttes d’ego et de clans s’étaient déchaînées. Le temps étant compté, bagarres et combinaisons avaient duré toute la nuit du dimanche et une bonne partie de la journée du lundi dans tous les états-majors politiques depuis le FN jusqu’au NPA. Car les militaires avaient poussé l’honnêteté – ou le vice – jusqu’à consulter les partis d’extrême-gauche, qui n’avaient d’ailleurs pas été les derniers à répondre. Seul Lutte Ouvrière avait décliné l’invitation, préférant préparer sa rentrée dans la clandestinité. De sorte que le mardi matin, le comité de Sauvegarde nationale disposait d’une liste globale d’une centaine de personnes susceptibles d’occuper efficacement les postes-clés du gouvernement. Seul le MoDem faisait exception : malgré tous leurs efforts, les dirigeants du parti centriste n’avaient pu convaincre François Bayrou de proposer d’autres noms que le sien et celui de Marielle de Sarnez.
      Une difficulté particulière se posait pour le Parti Socialiste dans la mesure où beaucoup de ses meilleurs dirigeants, à commencer par Martine Aubry ou Laurent Fabius, étaient pour l’heure sous les verrous. Lorsque Jean-Christophe Cambadélis exposa le problème au comité, il s’entendit répondre par le général de Boisguibert que les mesures prises étaient exceptionnelles, n’avaient pas vocation à durer « plus que le temps nécessaire » et que de ce fait rien n’empêchait telle ou telle personne de surseoir momentanément à ses fonctions électives pour occuper un poste particulier dans le gouvernement d’union nationale. Lorsque le comité jugerait sa mission achevée, il rendrait les clés du pays aux pouvoirs institutionnels, et ces personnes retrouveraient alors l’ensemble de leurs prérogatives. De retour rue de Solférino « Camba », qui en avait reçu l’autorisation, téléphona à Martine Aubry pour lui expliquer les termes du marché. Il fallut deux grands cognacs à la Présidente pour se remettre de son indignation et peser le pour et le contre. Elle rappeler Cambadélis pour l’avertir qu’elle déclinait l’offre. Bertrand Delanoë et Laurent Fabius, également contactés par le même Cambadélis, se résolurent tous deux à une approbation pragmatique.
      Dans la journée du mardi 14 août, avec un bel ensemble, les diverses rédactions firent ce qu’elles font toujours lorsqu’elles ne savent pas quoi écrire sur un sujet de politique intérieure : elles commandèrent des sondages. Les résultats de ces diverses enquêtes furent publiés le mercredi pour les quotidiens, le jeudi pour les hebdomadaires. D’un institut à l’autre, les chiffres étaient globalement les mêmes : 91% des Français se disaient surpris par le coup d’état, 68% en dénonçaient le principe, 88% trouvaient qu’il s’était effectué « sans heurts », 84% affirmaient faire confiance à l’armée pour résoudre la crise des banlieues, 61% avaient trouvé le discours télévisé « rassurant » (contre 24% « inquiétant » et 15% d’indécis) et 97% pensaient qu’il fallait attendre et voir. D’ailleurs, il restait deux semaines de vacances.
Hasard ou opportunisme, l’opinion des principaux journalistes rejoignait peu ou prou celle de la majorité des Français. Dans Marianne, Jacques Julliard expliqua que la France n’était pas le Chili mais plutôt le Portugal. Dans Le Point, Claude Imbert commenta les sondages en citant La Fontaine : « De ce roi-ci contentez-vous, de peur d’en rencontrer un pire », tandis que BHL se demandait quelle politique les nouveaux dirigeants adopteraient à l’égard d’Israël. Alexandre Adler déclara « qu’il donnait trois mois au comité avant de décider s’il optait pour l’exil ». François d’Orcival, dans Valeurs actuelles, pubia un éditorial intitulé « Confiance ! » dans lequel il saluait le sens des responsabilités d’une Grande muette soudainement sortie de son silence. Laurent Joffrin, dans Le Nouvel Obs, se demanda sur deux colonnes s’il fallait « résister » avant de conclure que non. Libération resta relativement factuel en publiant les biographies des généraux putschistes et Charlie-Hebdo mit en couverture un dessin de Charb affirmant que « ce serait chaque jour le 14 juillet ». Enfin Etienne Mougeotte, dans Le Figaro, expliqua que l’état de délabrement moral et politique du pays avait rendu « indispensables, sinon souhaitables » des événements dans lesquels il voyait « l’un de ces sursauts salvateurs dont la France avait su faire montre tout au long de son histoire ». En somme, rien de bien surprenant.

(A suivre)

Dix-huitième épisode : Premières mesures.


                Le général de Boisguibert n’avait pas menti. Dès le matin, au moment même où Martine Aubry, Bertrand Delanoë ou Laurent Fabius étaient arrêtés, plusieurs régiments d’infanterie avaient été déplacés vers les principales zones d’émeute. C’étaient des régiments d’excellence, habitués aux combats de rues et au maintien de l’ordre par leurs interventions au Liban, en Côte-d’Ivoire ou en Afghanistan : 92e RI, 126e RI, 2e et 3e RIMA… appuyés par les sapeurs du 3e et du 13e régiment de Génie. Les instructions étaient de reprendre au plus vite et par tous les moyens les quartiers tenus par les émeutiers, en évitant les pertes autant que faire se pourrait mais en donnant priorité à l’efficacité. Les commandants des régiments engagés dans l’affaire étaient tous parfaitement conscients de l’enjeu : ils savaient que, aux yeux des Français, la légitimité du coup d’état dépendrait de leur réussite. Avant la fin de la soirée, les régiments avaient déjà pris position autour des zones à reconquérir et sécurisé leurs abords.
        L’après-midi qui suivit leur prestation télévisée, le général de Boisguibert et ses compagnons reçurent l’un après l’autre les présidents de groupe et les dirigeants des principaux partis politiques. A tous, ils tinrent le même discours simple et empreint d’un certain pragmatisme. La gestion des émeutes, expliquait le chef d’état-major, était une affaire  d’exécution que l’on pouvait considérer comme réglée. Restait… tout le reste. Le pays était sous contrôle militaire, l’heure n’était donc plus aux querelles politiciennes ni à la lutte pour les places : il s’agissait maintenant de faire travailler ensemble tous les talents et toutes les compétences dont le pays disposait, qu’ils soient de droite, de gauche ou d’ailleurs. Concrètement, chaque parti politique avait trois choses à faire. D’abord, établir sur une seule feuille de papier recto-verso la liste des dix mesures pratiques qu’il lui paraissait le plus urgent de mettre en œuvre pour redresser la situation du pays. La liste de ces mesures devait être absolument sincère et demeurerait, pour chaque parti, strictement confidentielle. Ensuite, faire une liste aussi objective que possible des quinze personnes les plus capables ou les plus compétentes dont il disposait dans ses rangs. Enfin, proposer pour chacune de ces personnes les trois affectations qui leur permettraient d’employer leurs talents de la façon la plus utile pour la nation. Ces listes devaient être remises au comité de Sauvegarde au plus tard le lendemain à minuit.
       Le lendemain, aucun quotidien ne parut. Non qu’ils aient été interdits – la Presse avait été laissée libre – mais en plein mois d’août, un dimanche, les rédactions avaient été prises complètement à contre-pied. Il fallait réunir les comités éditoriaux, décider d’une ligne, évaluer jusqu’où on pouvait aller dans le soutien ou dans l’opposition aux nouveaux dirigeants du pays… A l’étranger, les réactions des journaux furent unanimes pour dénoncer l’illégalité du coup d’état, souligner l’aspect consensuel et unitaire du discours des militaires et convenir qu’on ne pouvait guère prophétiser ce qui allait sortir de tout ça. Les journalistes européens ignoraient que certains messages étaient déjà passés : le dimanche après-midi, les généraux d’état-major français avaient téléphoné à leurs homologues des principaux pays d’Europe pour leur rappeler que l’affaire ne concernait que la politique intérieure de la France et pour demander que les gouvernements des pays amis veuillent bien se tenir tranquilles en attendant d’être contactés par la voie diplomatique normale. Evidemment, les militaires ainsi appelés avaient immédiatement rendu compte à leurs ministres respectifs, de sorte que tous les gouvernements voisins savaient pour l’heure à quoi s’en tenir.
       Sur le front des émeutes, un appel à la reddition avait été adressé aux insurgés. Certains, gavés de violence et de pillage, fatigués par une semaine de tension, impressionnés par le déploiement de soldats en armes, inquiets de la tournure que prenaient les choses, avaient cessé la lutte et disparu dans l’anonymat. Mais plus d’une douzaine de quartiers tentaient de maintenir la résistance. A Sevran, à Aulnay, à Champigny, il y eut des affrontements violents : on compta six morts, tous du côté des émeutiers, et plusieurs dizaines de blessés dont quelques-uns parmi les militaires. A la rage des révoltés répondait le savoir-faire technique de l’armée ; la disproportion des équipements et de l’expérience était trop grande pour que l’affaire dure longtemps. Les soldats se déplaçaient en groupes de dix voltigeurs répartis en cinq binômes qui progressaient prudemment, fusil à la main, parmi les magasins incendiés, les débris de verre, les poubelles renversées et les carcasses de voitures calcinées. Le plus souvent, leur simple vue suffisait à faire fuir les insurgés. Parfois, des tentatives d’embuscade, des jets de briques et de boulons ou les coups de feu d’un homme isolé provoquaient l’affrontement. Les soldats se postaient vivement à l’abri, tentaient de fixer l’adversaire par des tirs à intervalles réguliers, puis appelaient les renforts qui les aideraient à réduire la résistance ou à faire battre en retraite les émeutiers embusqués. Sitôt une zone reconnue tranquille, les hommes du génie arrivaient pour l’investir et la sécuriser aux moyens de barbelés. Les habitants, entre terreur et soulagement, assistaient aux opérations depuis les fenêtres de leurs immeubles. Ensuite, un commandant de compagnie contactait les résidants de la zone, en général par l’intermédiaire du gardien d’immeuble ou des associations de quartier, pour organiser un ravitaillement et régler les questions les plus urgentes. Enfin, les forces de police venaient reprendre possession du terrain. Les prisonniers, environ trois cents personnes, avaient été regroupés au Stade de France – idéalement placé pour la circonstance – dans un campement de fortune surveillé par les soldats du 152e RI. En deux semaines, l’ensemble des quartiers insurgés était repris. La France des vacances poussa un grand soupir de soulagement. Il y en avait pour des millions d’euros de dégâts.

(A suivre)

Dix-septième épisode : Coup de force.



                A midi pile, ce dimanche 12 août 2012, les émissions de télé comme de radio furent interrompues par les accents de La Marseillaise. Sur les écrans de télévision un plan fixe révéla, sur un fond grisâtre, une longue table couverte d’une nappe verte derrière laquelle apparaissaient une douzaine d’hommes à la mine sévère, vêtus d’uniformes bleus ou beiges qu’éclairaient des boutons et des étoiles argentés ou dorés et les rubans rouges, jaunes ou verts de nombreuses décorations. Derrière eux, on apercevait un drapeau tricolore, deux plantes vertes et, posé sur un balustre, un buste de Marianne. Puis la caméra zooma sur l’homme en tenue jaspée qui occupait la place centrale et devant lequel était posé un bouquet de micros. Le visage rond aux cheveux ras, le nez de boxeur et les yeux sombres donnaient une impression de détermination tranquille. Pour la très grande majorité des spectateurs, c’était un parfait inconnu. Seuls quelques dizaines d’initiés identifièrent le général Alain de Boisguibert, chef d’état-major des armées. Après un instant de silence solennel, l’homme prit la parole. Sa voix, un peu trop haut perchée, créait un contraste étrange avec la gravité de la scène.
- Françaises, Français, mes chers compatriotes… En ces heures terribles où l’intégrité de notre pays est mise en cause, devant l’exceptionnelle gravité de la crise que doit affronter la France et constatant l’incapacité des pouvoirs publics institutionnels à y répondre, votre armée s’est résolue à assumer l’ensemble des responsabilités qui lui incombent. Déjà, au moment où je vous parle, des mesures très fermes sont mises en œuvre pour faire cesser les insurrections qui isolent certaines de nos villes…
Suivait, en phrases brèves, une description de la situation. Un comité de Sauvegarde nationale était constitué. Il comprenait le chef d’état-major des armées, les chefs d’état-major de l’armée de terre, de la marine, de l’aviation et de la gendarmerie ainsi que leurs majors-généraux et le gouverneur militaire de Paris. Stations de radio et chaînes de télévision étaient sous contrôle. Le chef de l’Etat, les principaux membres du gouvernement et quelques leaders syndicaux se trouvaient en résidence surveillée. Dans l’après-midi, le comité rencontrerait les divers présidents de groupes parlementaires mais, d’ores et déjà, il en appelait au sens de l’Etat des dirigeants politiques pour appuyer son action ou, en tout cas, ne pas la contrarier par des appels à la révolte qui ne feraient qu’ajouter au désordre ambiant. L’heure était à l’unité et à la solidarité ; chacun devait le comprendre et agir en conséquence. Puis la caméra zooma sur le visage impassible de la Marianne de plâtre, tandis que La Marseillaise retentissait de nouveau, laissant les spectateurs abasourdis.
(A suivre)

Seizième épisode : Un dimanche matin à l'Elysée.



      Le coup d’état se fit très simplement.
      Le samedi soir, de retour de Bruxelles, Martine Aubry avait regagné ses appartements de l’Elysée pour achever la soirée en compagnie de Jean-Louis Brochen. Le lendemain matin, en les quittant pour se diriger vers son bureau, elle eut la surprise de trouver dans l’antichambre le général Coëtlogon, commandant la place de Paris, qui l’attendait à la tête d’un groupe d’une dizaine de gardes républicains. A son entrée, les hommes se mirent au garde-à-vous. Le général salua la Présidente et s’approcha d’elle avec toutes les marques du respect.
-      Madame le Président, je vais vous demander de bien vouloir nous suivre.
-      Vous plaisantez, général !
-      Nullement, madame le Président. Je suis au regret de devoir vous mettre aux arrêts. Le palais est sous notre contrôle, ainsi que l’hôtel Matignon, Beauvau et les principaux ministères. Il n’y a rien que vous puissiez faire, sinon nous suivre. Ne vous inquiétez pas, votre résidence vous attend déjà.
La Présidente, partagée entre l’incrédulité et la rage, ne savait quelle contenance adopter.
-      Votre conduite est inqualifiable, général. Je vous ordonne de vous reprendre.
-      Je crois que vous ne comprenez pas bien la situation, madame le Président.
Sur un geste du général, les gardes entourèrent une Martine Aubry au visage blême. Guidés par l’officier, la Présidente et son escorte se dirigèrent vers la cour d’honneur. Le palais était désert, hormis de loin en loin un garde républicain en uniforme et le fusil au pied qui, à l’approche du groupe, présentait impeccablement les armes. Dans les couloirs vides aux moulures dorées où l’on n’entendait que le bruit rythmé des pas, la scène avait quelque chose de spectral. Dans la cour, quelques gardes républicains armés de fusil semblaient surveiller les entrées. Garée devant le perron, une C6 noire attendait. Derrière elle, il y avait un fourgon bleu aux vitres grillagées, vide. Près de la voiture, un colonel de gendarmerie se mit au garde-à-vous à l’arrivée de l’escorte présidentielle, salua, ouvrit la portière arrière. Le général s’approcha de Martine Aubry.
-      Madame le Président, si vous voulez bien monter.
La Présidente commençait à prendre conscience de la situation.  Jusque là, envahie par la colère et l’ahurissement, elle avait été incapable de complètement réaliser ce qui lui arrivait ni de ressentir de la peur.
-      Que va-t-il arriver, maintenant, général ?
-      Vous allez être emmenée à Villacoublay et, de là, au fort de Brégançon où vous serez assignée à résidence. Vous n’avez rien à craindre, je vous l’ai dit.
-      Qu’est devenu le Premier ministre ?
-      Il doit être en route vers la Lanterne, où il sera lui aussi placé en résidence surveillée.
-      Vous êtes fou, général. Tout ceci va vous coûte très cher.
-      La situation exige des mesures d’exception, madame le Président. Je vous prie respectueusement de bien vouloir monter.
Martine Aubry comprit qu’elle ne pouvait qu’obéir. Elle s’installa sur le siège arrière. Le colonel ferma la portière. L’un des gardes fit le tour de la voiture, ouvrit la portière avant, s’installa au volant. Les autres montèrent dans le fourgon qui stationnait derrière la C6. Le colonel vint s’asseoir à côté de sa prisonnière.
Le général salua.
-      Je vous souhaite un bon vol, madame le Président.
Excédée, Martine Aubry tenta d’avoir le dernier mot.
-      « Madame la Présidente », je vous prie, général !
-      Je suis au regret, madame le Président : il n’appartient pas à l’exécutif de régenter la grammaire.
La C6 démarra, roula jusqu’à la sortie et disparut, imitée par le fourgon bleu nuit. Le général suivit des yeux les véhicules. Puis, il sortit un portable de sa poche et composa un numéro.

(A suivre)

Quinzième épisode : Etat de crise.


      Le samedi, l’Association des maires de France publiait un communiqué pour « exprimer sa très grande préoccupation » devant la situation et demander « le rétablissement dans les meilleurs délais de l’ordre et de la légalité républicaine ». Le même jour, le Front national organisa une conférence de presse au cours de laquelle Marine Le Pen dénonça « une pure et simple situation de guerre » et réclama que l’Etat « fasse preuve de volonté dans les décisions et de fermeté dans leur application » avant de critiquer sévèrement une Martine Aubry « dont les Français n’avaient plus la moindre nouvelle depuis plus d’une semaine ».
      Il faut dire que, depuis fin juillet, la Présidente consacrait pratiquement tout son temps à la sauvegarde de l’euro. Après le lâchage en règle de l’UE par la Grande-Bretagne, les échanges et les rencontres entre Martine Aubry, Angela Merkel et Christine Lagarde s’étaient multipliés. Signe des temps, c’est à trois femmes qu’il appartenait de piloter les décisions qui permettraient aux économies européennes de ne pas sombrer tout de suite. Ces trois-là s’entendaient et se comprenaient plutôt bien, ne serait-ce que grâce à une détestation commune et viscérale pour le cavaliere Berlusconi, mais il faut bien admettre que leurs intérêts n’étaient pas toujours convergents et que leurs marges de manœuvre se révélaient passablement réduites. Elles s’étaient mises d’accord pour contraindre les compagnies de bancassurance à financer sur leurs gigantesques bénéfices un fonds exceptionnel de soutien à l’euro. Restait à convaincre les autres membres de l’UE d’adhérer à la démarche – et à convaincre les marchés que la mesure serait suffisante. C’était loin d’être gagné et l’affaire, en cette période estivale, requérait tous les soins de Martine Aubry. Aussi la Présidente n’avait-elle peut-être pas accordé à la situation intérieure française tout l’intérêt qu’il eût été souhaitable. Lorsque, le jeudi soir, Bertrand Delanoë et Henri Emmanuelli lui avaient exposé la situation, elle leur avait clairement demandé de se débrouiller sans elle en fixant néanmoins une ligne directrice : pas de dégâts, rien d’irrémédiable et pas question de recourir à l’armée. C’est à la suite de cette entrevue que le Premier ministre avait rédigé le discours prononcé le lendemain midi avec un résultat quasi-nul.
      A différentes reprises le général Schreiber, chef d’état-major de l’armée de terre, et le général Tourdion, directeur général de la gendarmerie nationale, avaient évoqué auprès de Jean-Marc Germain l’idée d’une intervention militaire pour mettre fin aux émeutes. Le secrétaire général de la Présidence s’y était opposé : aussi grave que soient les affrontements, il s’agissait d’un conflit intérieur qui restait du seul ressort de la police nationale. Pas question de faire intervenir l’armée française contre des citoyens français : on n’était ni à Fourmies, ni dans Le Cuirassé Potemkine ! Les généraux, en accord avec le chef d’état-major des armées, avaient alors fait passer le message vers Matignon et la Place Beauvau, de sorte que l’hypothèse avait été évoquée – et repoussée – lors de la réunion entre le Premier ministre, le ministre de l’Intérieur et la Présidente.
      Le samedi, deux cent trente-quatre personnes avaient été interpellées et mises en examen. On comptait vingt-et-une enclaves tenues par les émeutiers, dont la moitié en Seine-Saint-Denis, et les forces de l’ordre ne savaient tout simplement pas comment les reconquérir. On s’acheminait vers une véritable guerre de siège. La semaine s’acheva sur le statu quo. Dans leur camping, leur appartement de location ou en séjour chez des proches, de nombreux aoûtiens tremblaient à l’idée de trouver à leur retour de vacances un logis saccagé ou brûlé. A Paris, des centaines de touristes annulèrent précipitamment leur séjour pour fuir le pays. Roissy fut pris d’assaut par des passagers affolés en partance pour les Etats-Unis ou le Japon.

(A suivre)