Quinzième épisode : Etat de crise.


      Le samedi, l’Association des maires de France publiait un communiqué pour « exprimer sa très grande préoccupation » devant la situation et demander « le rétablissement dans les meilleurs délais de l’ordre et de la légalité républicaine ». Le même jour, le Front national organisa une conférence de presse au cours de laquelle Marine Le Pen dénonça « une pure et simple situation de guerre » et réclama que l’Etat « fasse preuve de volonté dans les décisions et de fermeté dans leur application » avant de critiquer sévèrement une Martine Aubry « dont les Français n’avaient plus la moindre nouvelle depuis plus d’une semaine ».
      Il faut dire que, depuis fin juillet, la Présidente consacrait pratiquement tout son temps à la sauvegarde de l’euro. Après le lâchage en règle de l’UE par la Grande-Bretagne, les échanges et les rencontres entre Martine Aubry, Angela Merkel et Christine Lagarde s’étaient multipliés. Signe des temps, c’est à trois femmes qu’il appartenait de piloter les décisions qui permettraient aux économies européennes de ne pas sombrer tout de suite. Ces trois-là s’entendaient et se comprenaient plutôt bien, ne serait-ce que grâce à une détestation commune et viscérale pour le cavaliere Berlusconi, mais il faut bien admettre que leurs intérêts n’étaient pas toujours convergents et que leurs marges de manœuvre se révélaient passablement réduites. Elles s’étaient mises d’accord pour contraindre les compagnies de bancassurance à financer sur leurs gigantesques bénéfices un fonds exceptionnel de soutien à l’euro. Restait à convaincre les autres membres de l’UE d’adhérer à la démarche – et à convaincre les marchés que la mesure serait suffisante. C’était loin d’être gagné et l’affaire, en cette période estivale, requérait tous les soins de Martine Aubry. Aussi la Présidente n’avait-elle peut-être pas accordé à la situation intérieure française tout l’intérêt qu’il eût été souhaitable. Lorsque, le jeudi soir, Bertrand Delanoë et Henri Emmanuelli lui avaient exposé la situation, elle leur avait clairement demandé de se débrouiller sans elle en fixant néanmoins une ligne directrice : pas de dégâts, rien d’irrémédiable et pas question de recourir à l’armée. C’est à la suite de cette entrevue que le Premier ministre avait rédigé le discours prononcé le lendemain midi avec un résultat quasi-nul.
      A différentes reprises le général Schreiber, chef d’état-major de l’armée de terre, et le général Tourdion, directeur général de la gendarmerie nationale, avaient évoqué auprès de Jean-Marc Germain l’idée d’une intervention militaire pour mettre fin aux émeutes. Le secrétaire général de la Présidence s’y était opposé : aussi grave que soient les affrontements, il s’agissait d’un conflit intérieur qui restait du seul ressort de la police nationale. Pas question de faire intervenir l’armée française contre des citoyens français : on n’était ni à Fourmies, ni dans Le Cuirassé Potemkine ! Les généraux, en accord avec le chef d’état-major des armées, avaient alors fait passer le message vers Matignon et la Place Beauvau, de sorte que l’hypothèse avait été évoquée – et repoussée – lors de la réunion entre le Premier ministre, le ministre de l’Intérieur et la Présidente.
      Le samedi, deux cent trente-quatre personnes avaient été interpellées et mises en examen. On comptait vingt-et-une enclaves tenues par les émeutiers, dont la moitié en Seine-Saint-Denis, et les forces de l’ordre ne savaient tout simplement pas comment les reconquérir. On s’acheminait vers une véritable guerre de siège. La semaine s’acheva sur le statu quo. Dans leur camping, leur appartement de location ou en séjour chez des proches, de nombreux aoûtiens tremblaient à l’idée de trouver à leur retour de vacances un logis saccagé ou brûlé. A Paris, des centaines de touristes annulèrent précipitamment leur séjour pour fuir le pays. Roissy fut pris d’assaut par des passagers affolés en partance pour les Etats-Unis ou le Japon.

(A suivre)