Dix-neuvième épisode : La France digère...



      Dès le lendemain du coup d’état, les dirigeants des partis politiques avaient remis au comité leur liste de personnalités « compétentes » et celle des mesures à adopter. Les généraux virent dans ce zèle la preuve que les politiciens, dans leur ensemble, étaient décidés à jouer le jeu. De fait, la situation du pays était telle depuis des années que, en privé, tous les dirigeants politiques s’accordaient à reconnaître qu’ils ne savaient pas comment la résoudre, tant les mesures à prendre leur semblaient électoralement suicidaires. Le coup d’état, s’il était moralement et juridiquement blâmable, leur offrait bel et bien la possibilité d’agir sans porter la responsabilité de leurs actions, et de collaborer avec le camp d’en face sans se faire pour autant accuser de trahison ou d’opportunisme. Finalement, si on savait manœuvrer, cette affaire-là pourrait bien présenter à moyen terme plus d’avantages que d’inconvénients.
      Les listes de mesures à prendre avaient été établies assez vite. En revanche, tous les partis avaient eu du mal à dresser la liste de leurs quinze meilleurs membres. Comme on l’imagine, sitôt passé le cap des quatre ou cinq premiers indiscutables, les luttes d’ego et de clans s’étaient déchaînées. Le temps étant compté, bagarres et combinaisons avaient duré toute la nuit du dimanche et une bonne partie de la journée du lundi dans tous les états-majors politiques depuis le FN jusqu’au NPA. Car les militaires avaient poussé l’honnêteté – ou le vice – jusqu’à consulter les partis d’extrême-gauche, qui n’avaient d’ailleurs pas été les derniers à répondre. Seul Lutte Ouvrière avait décliné l’invitation, préférant préparer sa rentrée dans la clandestinité. De sorte que le mardi matin, le comité de Sauvegarde nationale disposait d’une liste globale d’une centaine de personnes susceptibles d’occuper efficacement les postes-clés du gouvernement. Seul le MoDem faisait exception : malgré tous leurs efforts, les dirigeants du parti centriste n’avaient pu convaincre François Bayrou de proposer d’autres noms que le sien et celui de Marielle de Sarnez.
      Une difficulté particulière se posait pour le Parti Socialiste dans la mesure où beaucoup de ses meilleurs dirigeants, à commencer par Martine Aubry ou Laurent Fabius, étaient pour l’heure sous les verrous. Lorsque Jean-Christophe Cambadélis exposa le problème au comité, il s’entendit répondre par le général de Boisguibert que les mesures prises étaient exceptionnelles, n’avaient pas vocation à durer « plus que le temps nécessaire » et que de ce fait rien n’empêchait telle ou telle personne de surseoir momentanément à ses fonctions électives pour occuper un poste particulier dans le gouvernement d’union nationale. Lorsque le comité jugerait sa mission achevée, il rendrait les clés du pays aux pouvoirs institutionnels, et ces personnes retrouveraient alors l’ensemble de leurs prérogatives. De retour rue de Solférino « Camba », qui en avait reçu l’autorisation, téléphona à Martine Aubry pour lui expliquer les termes du marché. Il fallut deux grands cognacs à la Présidente pour se remettre de son indignation et peser le pour et le contre. Elle rappeler Cambadélis pour l’avertir qu’elle déclinait l’offre. Bertrand Delanoë et Laurent Fabius, également contactés par le même Cambadélis, se résolurent tous deux à une approbation pragmatique.
      Dans la journée du mardi 14 août, avec un bel ensemble, les diverses rédactions firent ce qu’elles font toujours lorsqu’elles ne savent pas quoi écrire sur un sujet de politique intérieure : elles commandèrent des sondages. Les résultats de ces diverses enquêtes furent publiés le mercredi pour les quotidiens, le jeudi pour les hebdomadaires. D’un institut à l’autre, les chiffres étaient globalement les mêmes : 91% des Français se disaient surpris par le coup d’état, 68% en dénonçaient le principe, 88% trouvaient qu’il s’était effectué « sans heurts », 84% affirmaient faire confiance à l’armée pour résoudre la crise des banlieues, 61% avaient trouvé le discours télévisé « rassurant » (contre 24% « inquiétant » et 15% d’indécis) et 97% pensaient qu’il fallait attendre et voir. D’ailleurs, il restait deux semaines de vacances.
Hasard ou opportunisme, l’opinion des principaux journalistes rejoignait peu ou prou celle de la majorité des Français. Dans Marianne, Jacques Julliard expliqua que la France n’était pas le Chili mais plutôt le Portugal. Dans Le Point, Claude Imbert commenta les sondages en citant La Fontaine : « De ce roi-ci contentez-vous, de peur d’en rencontrer un pire », tandis que BHL se demandait quelle politique les nouveaux dirigeants adopteraient à l’égard d’Israël. Alexandre Adler déclara « qu’il donnait trois mois au comité avant de décider s’il optait pour l’exil ». François d’Orcival, dans Valeurs actuelles, pubia un éditorial intitulé « Confiance ! » dans lequel il saluait le sens des responsabilités d’une Grande muette soudainement sortie de son silence. Laurent Joffrin, dans Le Nouvel Obs, se demanda sur deux colonnes s’il fallait « résister » avant de conclure que non. Libération resta relativement factuel en publiant les biographies des généraux putschistes et Charlie-Hebdo mit en couverture un dessin de Charb affirmant que « ce serait chaque jour le 14 juillet ». Enfin Etienne Mougeotte, dans Le Figaro, expliqua que l’état de délabrement moral et politique du pays avait rendu « indispensables, sinon souhaitables » des événements dans lesquels il voyait « l’un de ces sursauts salvateurs dont la France avait su faire montre tout au long de son histoire ». En somme, rien de bien surprenant.

(A suivre)