Dix-huitième épisode : Premières mesures.


                Le général de Boisguibert n’avait pas menti. Dès le matin, au moment même où Martine Aubry, Bertrand Delanoë ou Laurent Fabius étaient arrêtés, plusieurs régiments d’infanterie avaient été déplacés vers les principales zones d’émeute. C’étaient des régiments d’excellence, habitués aux combats de rues et au maintien de l’ordre par leurs interventions au Liban, en Côte-d’Ivoire ou en Afghanistan : 92e RI, 126e RI, 2e et 3e RIMA… appuyés par les sapeurs du 3e et du 13e régiment de Génie. Les instructions étaient de reprendre au plus vite et par tous les moyens les quartiers tenus par les émeutiers, en évitant les pertes autant que faire se pourrait mais en donnant priorité à l’efficacité. Les commandants des régiments engagés dans l’affaire étaient tous parfaitement conscients de l’enjeu : ils savaient que, aux yeux des Français, la légitimité du coup d’état dépendrait de leur réussite. Avant la fin de la soirée, les régiments avaient déjà pris position autour des zones à reconquérir et sécurisé leurs abords.
        L’après-midi qui suivit leur prestation télévisée, le général de Boisguibert et ses compagnons reçurent l’un après l’autre les présidents de groupe et les dirigeants des principaux partis politiques. A tous, ils tinrent le même discours simple et empreint d’un certain pragmatisme. La gestion des émeutes, expliquait le chef d’état-major, était une affaire  d’exécution que l’on pouvait considérer comme réglée. Restait… tout le reste. Le pays était sous contrôle militaire, l’heure n’était donc plus aux querelles politiciennes ni à la lutte pour les places : il s’agissait maintenant de faire travailler ensemble tous les talents et toutes les compétences dont le pays disposait, qu’ils soient de droite, de gauche ou d’ailleurs. Concrètement, chaque parti politique avait trois choses à faire. D’abord, établir sur une seule feuille de papier recto-verso la liste des dix mesures pratiques qu’il lui paraissait le plus urgent de mettre en œuvre pour redresser la situation du pays. La liste de ces mesures devait être absolument sincère et demeurerait, pour chaque parti, strictement confidentielle. Ensuite, faire une liste aussi objective que possible des quinze personnes les plus capables ou les plus compétentes dont il disposait dans ses rangs. Enfin, proposer pour chacune de ces personnes les trois affectations qui leur permettraient d’employer leurs talents de la façon la plus utile pour la nation. Ces listes devaient être remises au comité de Sauvegarde au plus tard le lendemain à minuit.
       Le lendemain, aucun quotidien ne parut. Non qu’ils aient été interdits – la Presse avait été laissée libre – mais en plein mois d’août, un dimanche, les rédactions avaient été prises complètement à contre-pied. Il fallait réunir les comités éditoriaux, décider d’une ligne, évaluer jusqu’où on pouvait aller dans le soutien ou dans l’opposition aux nouveaux dirigeants du pays… A l’étranger, les réactions des journaux furent unanimes pour dénoncer l’illégalité du coup d’état, souligner l’aspect consensuel et unitaire du discours des militaires et convenir qu’on ne pouvait guère prophétiser ce qui allait sortir de tout ça. Les journalistes européens ignoraient que certains messages étaient déjà passés : le dimanche après-midi, les généraux d’état-major français avaient téléphoné à leurs homologues des principaux pays d’Europe pour leur rappeler que l’affaire ne concernait que la politique intérieure de la France et pour demander que les gouvernements des pays amis veuillent bien se tenir tranquilles en attendant d’être contactés par la voie diplomatique normale. Evidemment, les militaires ainsi appelés avaient immédiatement rendu compte à leurs ministres respectifs, de sorte que tous les gouvernements voisins savaient pour l’heure à quoi s’en tenir.
       Sur le front des émeutes, un appel à la reddition avait été adressé aux insurgés. Certains, gavés de violence et de pillage, fatigués par une semaine de tension, impressionnés par le déploiement de soldats en armes, inquiets de la tournure que prenaient les choses, avaient cessé la lutte et disparu dans l’anonymat. Mais plus d’une douzaine de quartiers tentaient de maintenir la résistance. A Sevran, à Aulnay, à Champigny, il y eut des affrontements violents : on compta six morts, tous du côté des émeutiers, et plusieurs dizaines de blessés dont quelques-uns parmi les militaires. A la rage des révoltés répondait le savoir-faire technique de l’armée ; la disproportion des équipements et de l’expérience était trop grande pour que l’affaire dure longtemps. Les soldats se déplaçaient en groupes de dix voltigeurs répartis en cinq binômes qui progressaient prudemment, fusil à la main, parmi les magasins incendiés, les débris de verre, les poubelles renversées et les carcasses de voitures calcinées. Le plus souvent, leur simple vue suffisait à faire fuir les insurgés. Parfois, des tentatives d’embuscade, des jets de briques et de boulons ou les coups de feu d’un homme isolé provoquaient l’affrontement. Les soldats se postaient vivement à l’abri, tentaient de fixer l’adversaire par des tirs à intervalles réguliers, puis appelaient les renforts qui les aideraient à réduire la résistance ou à faire battre en retraite les émeutiers embusqués. Sitôt une zone reconnue tranquille, les hommes du génie arrivaient pour l’investir et la sécuriser aux moyens de barbelés. Les habitants, entre terreur et soulagement, assistaient aux opérations depuis les fenêtres de leurs immeubles. Ensuite, un commandant de compagnie contactait les résidants de la zone, en général par l’intermédiaire du gardien d’immeuble ou des associations de quartier, pour organiser un ravitaillement et régler les questions les plus urgentes. Enfin, les forces de police venaient reprendre possession du terrain. Les prisonniers, environ trois cents personnes, avaient été regroupés au Stade de France – idéalement placé pour la circonstance – dans un campement de fortune surveillé par les soldats du 152e RI. En deux semaines, l’ensemble des quartiers insurgés était repris. La France des vacances poussa un grand soupir de soulagement. Il y en avait pour des millions d’euros de dégâts.

(A suivre)