Sixième épisode : Elue !


                Les deux semaines qui suivirent furent étranges. La DCRI, mieux connue sous le nom désormais obsolète de « Renseignements généraux », avait reçu instruction d’empêcher tout ce qui aurait pu ressembler de près ou de loin à une manifestation pro-islamiste. Le PS, de son côté, avait donné pour consigne d’éviter tout déchaînement « républicain » afin de ne pas exacerber les mécontentements et les angoisses. La France échappa donc aux diverses démonstrations de déploration ou de colère qui avaient marqué le 21 avril 2002. Mais il y avait comme une atmosphère de lait sur le feu. Claude Imbert, dans Le Point, s’interrogea doctement sur la nécessité de subordonner l’octroi du droit de vote au passage d’un « examen de citoyenneté » tandis que BHL, dans le même magazine, dénonçait « un couple diabolique, l’islamisme et le lepénisme, qui prospèrent dans le même marigot et se nourrissent l’un l’autre dans une monstrueuse communauté d’intérêts ». Le Nouvel Obs fit sa couverture du portrait d’une Marine Le Pen fermée, sèche et menaçante, agrémenté d’une simple question : « Et maintenant ? ». Dans son éditorial, Jean Daniel déplorait avec componction que les temps soient si durs, les gens si méchants et les citoyens si peu responsables tandis que Laurent Joffrin expliquait en deux colonnes qu’il l’avait toujours dit et qu’on avait eu tort de ne pas l’écouter. Mais d’une façon générale, les commentateurs politiques surent éviter de jeter de l’huile sur le feu en stigmatisant le vote frontiste. Que cela plût ou non, on ne pouvait pas négliger le fait que neuf millions d’électeurs avaient apporté leur voix à Mme Le Pen... Corinne Lepage, Eva Joly, Jean-Pierre Chevènement, Jean-Luc Mélenchon et Ségolène Royal appelèrent à voter pour la candidate socialiste. Nicolas Sarkozy déclara que ses fonctions lui interdisaient de prendre parti. François Bayrou, en cure de repos à Bagnères-de-Bigorre, fit savoir par un communiqué de presse qu’il était « anxieux ».

                Le 6 mai 2012 verrait donc se livrer pour le pouvoir suprême un duel cent pour cent féminin, « le premier de l’histoire de France depuis la rivalité de Frédégonde et Brunehaut », comme le fit remarquer Jean-François Kahn sur les ondes de France-Inter. Un autre, qui se piquait de psychanalyse, fit remarquer que, pour l’une comme pour l’autre des deux candidates, la victoire présidentielle serait une façon de « venger le père » et convoqua la figure d’Electre. Sans prêter trop d’attention à tous ces commentaires, les concurrentes tinrent meetings et donnèrent interviews chacune de son côté. Le 1er mai lui ayant été refusé par prudence, le FN se résigna à déplacer « sa » fête de Jeanne d’Arc et tint dès le 30 avril, place de l’Opéra, une manifestation triomphale. Entre cent cinquante et deux cent mille personnes – soixante cinq mille d’après la police – s’étaient massées devant le Palais Garnier avec banderoles, pancartes et drapeaux tricolores pour acclamer le vieux tribun et sa fille. Deux écrans géants flanquaient la bouche de métro. La foule couvrait toute la place et, dans son alignement, remplissait l’avenue de l’Opéra jusqu’à la hauteur de la rue d’Antin. Dans une marée bleu-blanc-rouge soigneusement canalisée par des barrières métalliques, retraités à médailles et dames à foulard Hermès voisinaient avec des quadras à l’allure modeste et des groupes de jeunes gens à l’enthousiasme musclé. Boulevard des Italiens, policiers et CRS stationnaient à toutes fins utiles. Le PS répliqua par un meeting de soutien organisé à Bercy, au cours duquel Johnny Hallyday, Bernard Lavilliers, Yannick Noah, Grand Corps Malade et Juliette prirent la parole et chantèrent. Martine Aubry, prudente, déclina par la bouche du fidèle François Lamy toute proposition de débat télévisé ou non avec sa rivale d’extrême-droite. Folle de rage, Marine Le Pen ne put que vitupérer contre « ce manquement révoltant à l’éthique républicaine et cet invraisemblable mépris à l’égard des Français » et en appeler à la vengeance des urnes.
                Au soir du second tour, plus de quarante millions d’électeurs avaient participé au scrutin. Marine Le Pen obtenait 40,64% des voix ; Martine Aubry, avec 59,36% des suffrages, était élue Présidente de la République.

(A suivre)