Treizième épisode : Insurrection.



                Tout commença par un vacarme. Le samedi 4 août, en début de soirée, un résidant de la cité des Erables, à Neuilly-sur-Marne, appella le commissariat pour se plaindre du bruit occasionné par un groupe de jeunes. Cela, expliqua-t-il, durait depuis le milieu de l’après-midi : quelques hommes se livraient à un rodéo de motos et de quads dans la rue qui bordait l’immeuble, faisant pétarader les pots d’échappement, poussant les engins à des vitesses excessives et mettant en danger les passants. Une ou deux tentatives de conciliation s’étaient achevées par des quolibets ou des menaces. L’homme demandait une intervention rapide car, ajoutait-il, l’agacement montait parmi les habitants et on s’acheminait vers une bagarre. Pour les policiers, un appel de routine. Une voiture fut envoyée, avec instruction de calmer le jeu mais « sans en rajouter ». Il faisait chaud, les gamins étaient désœuvrés et depuis quelques jours le ton montait facilement.
                Que se passa-t-il ? Beaucoup plus tard, certains parlèrent de brutalités, de contrôle musclé, de ton méprisant… D’autres affirmèrent que les policiers avaient fait montre d’une grande patience devant les provocations de deux ou trois excités. Toujours est-il que le contrôle s’acheva par un échange de coups et une interpellation. Un jeune homme menotté fut ramené au commissariat. Une heure plus tard, un groupe d’une cinquantaine de personnes, certains casqués et armés de barres de fer ou de battes de base-ball, se massait devant la porte, hurlant et menaçant, réclamant la libération de leur copain. Deux heures plus tard, à la nuit tombante, le groupe était devenu foule, les grilles de protection avaient été baissées, le caillassage battait son plein et trois voitures flambaient aux abords du commissariat. Dans le clair-obscur, à la lueur rougeoyante des incendies, l’agitation des silhouettes en sweat-shirts et cagoules composait un spectacle angoissant et superbe que le caméraman de FR3 sut filmer avec beaucoup de talent. L’une des voitures qui brûlaient, soudain, laissa échapper le hurlement crispant de son klaxon. Cet arrière-plan sonore, tandis que les émeutiers jetaient briques et boulons sur les voitures de police arrivées en renfort, ajoutait à la scène une dimension dramatique particulièrement bien venue. On aurait cru la violence chorégraphiée d’un film de John Woo.
                Vers minuit, l’émeute s’était répandue dans toute la ville. Des voitures brûlaient dans la plupart des rues avoisinant la cité, des vitrines étaient brisées, des magasins pillés ou incendiés. De petites bandes armées et casquées avaient déferlé dans le centre, ravageant cafés et commerces. Les habitants s’étaient calfeutrés chez eux, la police était dépassée, les rues appartenaient aux pillards. Cela dura jusqu’aux premières heures de la matinée.
                Radios et JT du lendemain ouvrirent évidemment sur les événements de la nuit. Une équipe filma les rues saccagées et les CRS qui prenaient position en divers endroits de la ville, mais surtout les images spectrales de la veille furent diffusées sur toutes les chaînes. Se souvenant de l’automne 2005, le préfet avait diffusé l’ordre à l’ensemble des commissariats du département de se tenir prêt à toute éventualité. De leur côté, les émeutiers ou ceux qui rêvaient de les imiter s’activaient également, se donnant rendez-vous et mots d’ordre par voie de portable ou de réseaux sociaux. La nuit du dimanche fut d’un calme trompeur. Le lundi soir, ce fut l’explosion. Dans la nuit tombante, avec un synchronisme presque parfait, les émeutes éclatèrent à Clichy-sous-Bois, à Aulnay, à Bondy, à Sevran, à Bobigny, au Blanc-Mesnil, à Montreuil, à Garges-lès-Gonesse, à Nanterre, à Mantes-la-Jolie, au Ulis, à Evry… Partout, le mode opératoire était le même : des petites bandes très mobiles investissaient un quartier, y enflammaient des véhicules, y brisaient des devantures, des vitrines et du mobilier urbain, mettaient le feu à des magasins à coup de cocktails Molotov puis filaient vers un autre quartier. Une équipe de TF1 fut prise à partie, frappée et la caméra fracassée à coups de barre de fer. Le centre commercial d’Athis-Mons fut envahi par une cinquantaine de vandales, ravagé et brûlé. Les camions de pompiers se heurtaient à des barrages de rue composés de conteneurs en flammes, de débris d’abribus, d’arbres en pot ou de voitures renversées en travers de la voie. Les bus et les véhicules de police étaient caillassés. Les témoignages policiers soulignèrent la brutalité et la détermination des émeutiers. Plusieurs parlèrent de tirs à balles réelles, en particulier dans les batailles rangées qui se produisirent à Sevran, aux Mureaux, à Clichy et à Bobigny autour de ce qu’il fallut bien appeler des barricades. Leur incrédulité, leur peur étaient palpables.

(A suivre)