Vingt-troisième épisode : Post coïtum statu.


      Quatre mois plus tard, la fin du monde n’avait toujours pas eu lieu. Les quartiers ravagés par les émeutes avaient été sinon rebâtis, du moins nettoyés et remis en état avec le concours de l’armée et, sous solide encadrement, celui des casseurs capturés lors des affrontements et condamnés à des peines d’intérêt général. La rentrée des classes s’était correctement passée, d’autant que des patrouilles militaires arpentaient régulièrement de nombreux quartiers dits sensibles. Pour le plus grand bonheur du maire de Sevran, les halls d’immeubles de ses cités – comme d’ailleurs de nombreux autres – avaient été vidés de leurs dealers. Cela n’avait pas été sans heurts, mais on constatait que l’armée bénéficiait aux yeux des habitants d’un prestige que la police avait malheureusement perdu et qui lui facilita considérablement la tâche. Du reste, l’opération de recrutement lancée dans les zones difficiles fut un réel succès.
      L’annonce de l’abandon de l’euro par la France avait provoqué une forte baisse de la monnaie européenne face au yen et au dollar. Cela eut pour effet bénéfique de doper les exportations des pays de l’union, de diminuer proportionnellement leur dette et de rendre moins attractives les délocalisations vers les pays asiatiques. On enregistra la commande ferme par American Airlines de douze A-340, au détriment de Boeing. En revanche, la facture énergétique s’en trouva augmentée, avec pour effet de rendre plus compétitives les sources d’énergie alternatives et donc d’accroître les recherches et les investissements les concernant. Anticipant le prochain retour au franc et le renchérissement du pétrole qui s’ensuivrait sans doute, échaudés par l’exemple japonais quant au risque nucléaire, EDF et Total se lançèrent conjointement dans un programme massif de recherche sur l’optimisation de l’énergie solaire et de la géothermie. De son côté, le gouvernement tint sa promesse et diminua la TIPP pour éviter toute augmentation des prix à la pompe.
       Sous l’égide de Laurent Fabius, les plus grandes banques françaises avaient été nationalisées et leurs activités d’affaires et de dépôts avaient été séparées. Chacune avait reçu un objectifs précis en termes de crédit consenti aux PME-PMI, dont le montant ne devait pas représenter moins de 50% du montant total des crédits octroyés aux entreprises. Et dans ces 50%, un tiers au moins devait concerner des entreprises datant de moins de cinq ans. Les patrons des banques, nommés par Bercy, avaient été clairement avertis qu’ils joueraient leur place en priorité sur le respect de ce critère. Et c’est ainsi qu’on avait pu assister au spectacle inhabituel de banquiers démarchant des créateurs d’entreprises pour leur proposer de l’argent.
      L’économie européenne résista plus que bien à la décision française de moratoire sur le paiement de ses dettes. Après tout, il ne s’agissait que d’un trou de cent vingt milliards d’euros par an, peu de chose en comparaison des quatre mille milliards de dollars volatilisés en trois semaines lors de la crise de 2008. Et puis, ce n’était pas de l’argent disparu mais différé. Dès le lendemain de l’annonce, les créances françaises se négociaient avec une très légère décote. Deux jours plus tard, des produits de placement fondés sur les espérances de croissance française à cinq ans et finement surnommés « French litters » avaient fait leur apparition et s’échangeaient sur toutes les places mondiales. Le choc avait été absorbé.
      Anticipant l’augmentation des prix que provoqueraient le retour au franc et l’instauration de la taxe à l’importation, de très nombreux consommateurs s’étaient précipités pour acheter qui le iPad, qui l’écran plat, qui l’ordinateur, qui le frigo californien fabriqués en Chine ou en Asie du Sud-est. Le mois de novembre 2012 avait ainsi été euphorique pour les détaillants de produits informatiques ou électro-ménagers. En revanche, et contrairement aux prédictions des Cassandres libérales, on ne constata aucune baisse particulière des exportations françaises : parfums, sacs Vuitton, champagnes et cognacs réalisèrent à l’étranger, en cette période de fêtes, leurs volumes de vente habituels.
      Les mesures de crédit obligatoire et le renchérissement annoncé des importations avaient dynamisé les PME nationales, de sorte qu’on constatait déjà une diminution du nombre des chômeurs. Cette amélioration de l’emploi, jointe à l’augmentation des prestations sociales, aux achats anticipés et à la période de Noël, boosta la consommation et redonna confiance aux Français. Il semblait bien qu’on était entrés dans une spirale vertueuse. Pour le reste, le fait d’être sous la direction d’un comité militaire ne changeait pas grand chose à la vie quotidienne et les citoyens s’en accommodaient sans grand mal. Franchement, semblaient-ils dire, si on vivait sous la trique, c’était une trique extrêmement supportable.
      Il régnait d’ailleurs dans le pays une sorte de consensus étrange. Une fois admis le coup de force, chacun semblait en avoir pris son parti. L’assemblée nationale, désormais présidée par Jean-Marc Ayrault, avait voté la confiance au nouveau gouvernement sans trop s’interroger sur sa légitimité. Les leaders syndicaux, après leurs entrevues avec Benoît Hamon et Jean-Luc Mélenchon, avaient admis la nécessité d’un climat social apaisé que la forte augmentation du SMIC leur avait permis d’obtenir sans problème. La presse observait une sorte de pacte de non-agression et s’il arrivait qu’un quotidien ou un magazine ose une « Une » agressive ou trop ironique, les faibles ventes lui faisaient rapidement comprendre que l’opinion publique n’était pas à l’unisson. Du reste, les journalistes du Canard enchaîné s’arrachaient les cheveux devant la complète absence d’échos croustillants comme de mini-scandales. Il n’y avait aucune censure, mais il y avait mieux : une certaine forme de gravité sereine. L’audience des Guignols de l’info était en chute libre. La dérision, le sarcasme, ne trouvaient plus preneur. On sentait comme une sorte d’attente respectueuse ; peut-être même une forme d’espoir. On aurait dit que le pays, collectivement, reprenait conscience de lui-même.

(A suivre)