Dernier épisode : Un référendum.



      Dans ce contexte, le référendum ne fut pour ainsi dire qu’une formalité. Début février, le général de Boisguibert avait annoncé dans une brève allocution que les Français seraient sollicités le samedi 23, soit quinze jours plus tard, pour donner leur avis sur la façon dont les généraux avaient géré la situation. La question posée serait : « Souhaitez-vous que le comité de Sauvegarde nationale poursuive l’action qu’il a entreprise ? ». Dans son intervention, le général ne donna aucune indication sur ce qui arriverait en cas de réponse négative, se contentant de souligner que le comité avait à cœur d’agir pour le bien du pays, et de vérifier que son action était comprise et approuvée par le peuple souverain.
      Le scrutin ne donna pas lieu à une campagne particulière. Claude Imbert, dans Le Point, évoqua la citation évangélique selon laquelle « un mauvais arbre ne saurait donner de bons fruits » pour en conclure que si les fruits sont bons, l’arbre doit l’être aussi. Alexandre Adler fit savoir qu’il avait choisi de ne pas s’exiler. André Comte-Sponville, invité à C dans l’air, convoqua Platon, Machiavel, Kant, Max Weber et Raymond Aron pour souligner qu’en politique la morale doit s’apprécier à l’aune des résultats pratiques. Laurent Joffrin, dans Le Nouvel Obs, expliqua sur trois colonnes qu’il ne donnerait pas de consignes de vote à ses lecteurs. Jean Daniel, dans le même magazine, appelait à l’abstention en expliquant qu’il n’y avait pas lieu de répondre à une question portant sur sa légitimité posée par un gouvernement évidemment illégitime. Jean-François Kahn, dans Marianne, rappela que Bonaparte en 1802, Louis-Napoléon Bonaparte en 1851 et De Gaulle en 1958 avaient tous trois, une fois le fait accompli, recherché une onction plébiscitaire pour légitimer leur coup de force et qu’ils l’avaient obtenue. Seule Martine Aubry, qui jouissait dans sa résidence forcée de Brégançon d’une certaine liberté de parole, publia dans Le Monde une tribune appelant à l’opposition au comité et au rétablissement de l’Etat de droit. Mais à l’exception de cette écume médiatique, le sujet ne fut guère débattu. Il semblait que les citoyens gardaient sur leur vote et leur opinion une sorte de discrétion pudique ou, peut-être, gênée.
      Le 23 février, près de trente-sept millions de Français s’étaient rendus aux urnes. A 20h, les résultats proclamés furent sans appel : le « Oui » l’emportait par 64,31% des voix contre 13,56% de « Non » et 22,13% d’abstentions. Averti de sa victoire une demi-heure plus tôt, le général de Boisguibert avait eu un petit sourire. Il savait bien que, dans le fond, la France avait toujours aimé les militaires.



FIN

Vingt-quatrième épisode : Retour au franc.


                 En somme, à trois semaines de la date fatidique qui marquerait le retour au franc, les membres du comité de Sauvegarde comme ceux du gouvernement avaient le sentiment que les choses se présentaient au mieux. Il faut d’ailleurs souligner – même si les membres du PS comme de l’UMP se seraient fait éplucher sur place plutôt que de l’avouer – que cette mesure d’abandon de l’euro avait figuré sur toutes, absolument toutes les listes de mesures que les divers partis avaient soumis au comité le surlendemain du coup d’état. Les travaux préparatoires avaient donc été menés avec une réelle bonne volonté et une totale implication. La banque de France, bientôt rétablie dans ses prérogatives, avait fait tourner ses presses pour imprimer en quantités suffisantes les billets de cinq à cinq cents francs qui, dès le 1er janvier, viendraient se substituer à la monnaie européenne. Dans les bureaux de poste et les agences bancaires, on se préparait avec un peu de fébrilité au prévisible afflux des clients désireux de procéder à l’échange. La parité officielle serait, quoi qu’il advienne, de un pour un pendant tout le mois de janvier et il était prévu que, durant cette période, la double circulation serait tolérée.
      Lors du conseil des ministres du 5 décembre, le général de Boisguibert conclut la réunion en exprimant sa satisfaction pour le travail réalisé et sa confiance quant aux résultats à venir. Puis il demanda au Premier ministre de prévoir, pour le mois de février 2013, l’organisation d’un référendum.
      En fait, le 1er janvier 2013, les choses se passèrent très calmement. Les Français avaient réveillonné la veille au soir, ils firent pour beaucoup la grasse matinée et les employés de La Poste ou des banques, installés derrière leurs guichets dès dix heures du matin, ne virent arriver qu’un nombre raisonnable de clients. La vraie surprise arriva le lendemain, lorsque les premières cotations s’établirent entre le franc et l’euro : un euro s’échangeait à 0,973 franc.
                Après un moment d’incrédulité, les économistes libéraux qui prévoyaient l’inverse durent bien se rendre à l’évidence. D’un côté, l’euro semblait durablement plombé par les crises italienne, espagnole, irlandaise et grecque. De l’autre, la politique volontariste et le protectionnisme autoritaire de la France laissaient entrevoir pour l’Hexagone une croissance retrouvée et des performances économiques supérieures à la moyenne de l’UE. De façon finalement fort logique, les marchés avaient donc joué la France contre la zone euro, ce qui se traduisait par un taux de change favorable à notre monnaie nationale. Comme l’expliqua Elie Cohen avec son bon sourire, lors du JT du lendemain, « le capitalisme n’a ni pudeur, ni états d’âme : il n’hésite jamais à reconnaître ses erreurs et à prendre le profit là où il est ».
-      Mais, demanda Claire Chazal, c’est plutôt une bonne ou une mauvaise nouvelle ?
-      C’est une bonne nouvelle. Cela signifie que les importations dont nous ne pouvons pas nous passer, et qui sont payables en euros ou en dollars, vont nous coûter moins cher. A commencer par le pétrole, évidemment…
-      D’accord. Mais par contre, nos exportations vont coûter plus cher à nos voisins. Elles risquent de ralentir.
-      Pas forcément. D’abord, le gouvernement mise surtout sur notre demande intérieure. Avec les mesures protectionistes qui ont été prises, nous avons recommencé à fabriquer ce que nous consommons, et à consommer ce que nous fabriquons. Notre économie dépend beaucoup moins de nos ventes à l’étranger que de nos propres achats intérieurs. Quant à ce que nous exportons, ce sont pour l’essentiel des produits irremplaçables, inimitables : produits de luxe, produits du terroir, produits de haute technologie à forte valeur ajoutée intellectuelle… Nous avons fait le choix de la qualité, voire de l’excellence, et ce choix nous protège. Je prendrai un seul exemple : malgré les mesures de rétorsion du gouvernement américain à l’égard des produits français, les ventes d’Evian continuent de se développer aux Etats-Unis. Evian est toujours l’eau importée la plus vendue là-bas. Et idem au Japon. Voyez-vous, même en cas de hausse des prix, la qualité trouve toujours preneur…

     Un mois après le retour au franc, il était clair pour tous les observateurs que, à court terme, le pari était gagné. Alors que l’économie allemande montrait à son tour des signes d’essoufflement, le taux de change sur les marchés internationaux restait imperturbablement favorable à notre monnaie. Nos entreprises restaient toutefois protégées par les taxes à l’importation, de sorte qu’emploi et production affichaient de mois en mois des taux de progression parallèles et encourageants. Suite aux incitations gouvernementales, départements et communes avaient lancé des programmes de construction de logements ; des programmes petits et nombreux axés sur la construction de pavillons plutôt que de tours et dont la réalisation, le plus souvent, était confiée à des PME locales. Pour aider les familles à changer de logement lorsqu’elles s’agrandissent, un système de « crédit-logement au nouveau-né » avait été mis en place : qu’elle fût propriétaire ou locataire, toute famille attendant une naissance pouvait emprunter à taux réduit une somme correspondant à 20% de la valeur de son habitation du moment. Le bâtiment allait et, comme chacun sait, quand le bâtiment va, tout va.

(A suivre)

Vingt-troisième épisode : Post coïtum statu.


      Quatre mois plus tard, la fin du monde n’avait toujours pas eu lieu. Les quartiers ravagés par les émeutes avaient été sinon rebâtis, du moins nettoyés et remis en état avec le concours de l’armée et, sous solide encadrement, celui des casseurs capturés lors des affrontements et condamnés à des peines d’intérêt général. La rentrée des classes s’était correctement passée, d’autant que des patrouilles militaires arpentaient régulièrement de nombreux quartiers dits sensibles. Pour le plus grand bonheur du maire de Sevran, les halls d’immeubles de ses cités – comme d’ailleurs de nombreux autres – avaient été vidés de leurs dealers. Cela n’avait pas été sans heurts, mais on constatait que l’armée bénéficiait aux yeux des habitants d’un prestige que la police avait malheureusement perdu et qui lui facilita considérablement la tâche. Du reste, l’opération de recrutement lancée dans les zones difficiles fut un réel succès.
      L’annonce de l’abandon de l’euro par la France avait provoqué une forte baisse de la monnaie européenne face au yen et au dollar. Cela eut pour effet bénéfique de doper les exportations des pays de l’union, de diminuer proportionnellement leur dette et de rendre moins attractives les délocalisations vers les pays asiatiques. On enregistra la commande ferme par American Airlines de douze A-340, au détriment de Boeing. En revanche, la facture énergétique s’en trouva augmentée, avec pour effet de rendre plus compétitives les sources d’énergie alternatives et donc d’accroître les recherches et les investissements les concernant. Anticipant le prochain retour au franc et le renchérissement du pétrole qui s’ensuivrait sans doute, échaudés par l’exemple japonais quant au risque nucléaire, EDF et Total se lançèrent conjointement dans un programme massif de recherche sur l’optimisation de l’énergie solaire et de la géothermie. De son côté, le gouvernement tint sa promesse et diminua la TIPP pour éviter toute augmentation des prix à la pompe.
       Sous l’égide de Laurent Fabius, les plus grandes banques françaises avaient été nationalisées et leurs activités d’affaires et de dépôts avaient été séparées. Chacune avait reçu un objectifs précis en termes de crédit consenti aux PME-PMI, dont le montant ne devait pas représenter moins de 50% du montant total des crédits octroyés aux entreprises. Et dans ces 50%, un tiers au moins devait concerner des entreprises datant de moins de cinq ans. Les patrons des banques, nommés par Bercy, avaient été clairement avertis qu’ils joueraient leur place en priorité sur le respect de ce critère. Et c’est ainsi qu’on avait pu assister au spectacle inhabituel de banquiers démarchant des créateurs d’entreprises pour leur proposer de l’argent.
      L’économie européenne résista plus que bien à la décision française de moratoire sur le paiement de ses dettes. Après tout, il ne s’agissait que d’un trou de cent vingt milliards d’euros par an, peu de chose en comparaison des quatre mille milliards de dollars volatilisés en trois semaines lors de la crise de 2008. Et puis, ce n’était pas de l’argent disparu mais différé. Dès le lendemain de l’annonce, les créances françaises se négociaient avec une très légère décote. Deux jours plus tard, des produits de placement fondés sur les espérances de croissance française à cinq ans et finement surnommés « French litters » avaient fait leur apparition et s’échangeaient sur toutes les places mondiales. Le choc avait été absorbé.
      Anticipant l’augmentation des prix que provoqueraient le retour au franc et l’instauration de la taxe à l’importation, de très nombreux consommateurs s’étaient précipités pour acheter qui le iPad, qui l’écran plat, qui l’ordinateur, qui le frigo californien fabriqués en Chine ou en Asie du Sud-est. Le mois de novembre 2012 avait ainsi été euphorique pour les détaillants de produits informatiques ou électro-ménagers. En revanche, et contrairement aux prédictions des Cassandres libérales, on ne constata aucune baisse particulière des exportations françaises : parfums, sacs Vuitton, champagnes et cognacs réalisèrent à l’étranger, en cette période de fêtes, leurs volumes de vente habituels.
      Les mesures de crédit obligatoire et le renchérissement annoncé des importations avaient dynamisé les PME nationales, de sorte qu’on constatait déjà une diminution du nombre des chômeurs. Cette amélioration de l’emploi, jointe à l’augmentation des prestations sociales, aux achats anticipés et à la période de Noël, boosta la consommation et redonna confiance aux Français. Il semblait bien qu’on était entrés dans une spirale vertueuse. Pour le reste, le fait d’être sous la direction d’un comité militaire ne changeait pas grand chose à la vie quotidienne et les citoyens s’en accommodaient sans grand mal. Franchement, semblaient-ils dire, si on vivait sous la trique, c’était une trique extrêmement supportable.
      Il régnait d’ailleurs dans le pays une sorte de consensus étrange. Une fois admis le coup de force, chacun semblait en avoir pris son parti. L’assemblée nationale, désormais présidée par Jean-Marc Ayrault, avait voté la confiance au nouveau gouvernement sans trop s’interroger sur sa légitimité. Les leaders syndicaux, après leurs entrevues avec Benoît Hamon et Jean-Luc Mélenchon, avaient admis la nécessité d’un climat social apaisé que la forte augmentation du SMIC leur avait permis d’obtenir sans problème. La presse observait une sorte de pacte de non-agression et s’il arrivait qu’un quotidien ou un magazine ose une « Une » agressive ou trop ironique, les faibles ventes lui faisaient rapidement comprendre que l’opinion publique n’était pas à l’unisson. Du reste, les journalistes du Canard enchaîné s’arrachaient les cheveux devant la complète absence d’échos croustillants comme de mini-scandales. Il n’y avait aucune censure, mais il y avait mieux : une certaine forme de gravité sereine. L’audience des Guignols de l’info était en chute libre. La dérision, le sarcasme, ne trouvaient plus preneur. On sentait comme une sorte d’attente respectueuse ; peut-être même une forme d’espoir. On aurait dit que le pays, collectivement, reprenait conscience de lui-même.

(A suivre)

Vingt-deuxième épisode : Commentaires ministériels.



       Le drapeau fut suivi, sur toutes les chaînes, des mêmes images. Dans un studio sans logo, installé derrière un pupitre blanc, Bertrand Delanoë faisait face à David Pujadas, Arlette Chabot et Laurence Ferrari. Une interview en bonne et due forme, à laquelle le Premier ministre se soumit avec son habituel mélange d’application et de bonhomie. Non, il n’avait pas longtemps hésité avant d’accepter de diriger le gouvernement mis en place par le comité de Sauvegarde : l’urgence était de tirer le pays de ses difficultés. Oui, il approuvait l’ensemble des mesures qui venaient d’être annoncées, y compris l’abandon de l’euro et les mesures protectionnistes. Oui, il avait conscience que la France rompait ainsi différents accords internationaux, mais la France était souveraine et libre de disposer de son avenir comme elle l’entendait. Oui, il savait que la note « AAA » de la France allait être fortement dégradée mais cela n’avait guère d’importance à court terme puisqu’il n’était plus question d’emprunter sur les marchés internationaux. Oui, il savait que le franc risquait de se dévaluer et d’accroître ainsi le prix du pétrole, mais l’Etat prenait l’engagement de baisser alors les taxes pétrolières afin que les prix à la pompe demeurent les mêmes. Sur l’emploi des cent vingt milliards d’euros dégagés par le moratoire, Bertrand Delanoë précisa qu’ils seraient consacrés en priorité à la rénovation des établissements scolaires, à la formation des enseignants, à la construction de centres d’apprentissage, au recrutement de nouveaux magistrats et à la création de prisons. Il évoqua aussi l’ouverture de centres destinés aux jeunes délinquants, qui seraient désormais séparés des récidivistes et formés pour aller travailler le temps de leur peine, sous encadrement militaire, sur des chantiers à vocation sociale ou dans des pays en voie de développement.
-      Et, fit Laurence Ferrari, d’autres mesures sont à l’étude ?
-      Oh, oui. Nous allons nous attaquer à la question des retraites et des charges patronales. Par ailleurs, nous étudions la suppression du cumul des mandats, ou en tout cas sa limitation. Et nous envisageons de rayer le 8 mai et le jour de l’Ascension de la liste des jours fériés, pour les remplacer par Roch-Hachana et par l’Aïd-al-Adha qui deviendraient deux journées officiellement chômées. Mais pour cela, nous devons consulter les représentants des différents cultes concernés.
-      Pourquoi cela ? fit Laurence Ferrari.
-      Eh bien, au nom de la laïcité, nous ne trouvons pas normal que seules les fêtes chrétiennes soient chômées dans notre pays. C’est l’héritage d’une tradition tout à fait respectable, mais nos compatriotes juifs ou musulmans doivent pouvoir eux aussi profiter pleinement de leur principale fête religieuse. Et comme nous ne voulons pas multiplier les jours fériés, il faut bien en enlever certains pour en rajouter d’autres… Ah et puis, pendant que j’y suis, notez aussi que nous allons construire trois mille mosquées dans les différentes villes de France. Des mosquées discrètes, sans minaret ni haut-parleurs extérieurs.
-      Mais, fit Arlette Chabot, c’est contraire au principe de laïcité !
-      Non. L’Etat va avancer l’argent, mais il sera remboursé. D’un côté, nous allons augmenter d’un point et demi la TVA sur les produits hallal pour financer les travaux. De l’autre, pendant un certain temps, l’entrée de ces mosquées sera payante pour tous les fidèles. Entre vingt et quarante centimes l’entrée ; ce n’est pas encore décidé.
-      Vous voulez faire payer l’entrée dans des lieux de culte ?
-      Et pourquoi pas ? Les chrétiens font bien une quête pendant leurs offices…

       Le lendemain de l’allocution, la presse internationale se déchaîna. En Allemagne, le Welt dénonçait un véritable coup de poignard français. En Italie, la Stampa et le Corriere déploraient en termes vifs que la France se retire ainsi de l’opération de sauvetage des économies européennes. En Espagne, El Pais s’effarait de l’audace française et se demandait si le voisin d’outre-Pyrénées survivrait longtemps à son « splendide isolement militaro-économique ». A Londres, le Times rendit compte du discours en termes distanciés, tandis que le Sun félicitait les « froggies » d’avoir enfin compris, au bout de treize ans seulement, ce que les citoyens britanniques avaient senti dès 1999. Dans Le Monde, Pascal Lamy, le directeur général de l’OMC, oublia définitivement ses convictions socialistes pour fustiger « cet intolérable manquement aux règles les plus élémentaires de la concurrence internationale ». Herman von Rompuy, le transparent président de l’UE, révéla que la décision française « lui faisait beaucoup de peine ». Seul Newsweek joua les iconoclastes en publiant sur sa couverture un fier coq gaulois accompagné d’une légende provocante : « Et si les Français avaient raison ? ».

(A suivre)

Vingt-et-unième épisode : Programme de gouvernement.

 
                Exceptionnellement, le conseil des ministres se tint le vendredi. Il était présidé par le général de Boisguibert. Les généraux Tourdion et Schreiber y participaient en leur qualité de ministres tandis que le général Cassaux et l’amiral Geoffroy de Barzach, chefs d’état-major de l’aviation et de la marine et membres du comité de Sauvegarde, y assistaient en tant qu’observateurs muets. Les divers ministres échangeaient des regards avec un léger sentiment d’irréalité. Tous ou presque connaissaient le décor du salon Murat et le rituel du conseil, mais il ne leur était jamais arrivé d’y siéger en même temps que leurs rivaux de l’autre camp. L’atmosphère leur paraissait étrange, à la fois familière et complètement nouvelle.
                Le conseil fut long. Le général de Boisguibert donna d’abord la parole à Bertrand Delanoë, qui insista sur la nécessaire solidarité qui devait inspirer le gouvernement et exhorta au rassemblement sans arrières-pensées de toutes les compétences. Puis vint un exposé du général Tourdion sur l’état très satisfaisant de la reconquête des zones d’émeute, sur le nombre des morts et blessés et sur le devenir des prisonniers. L’affaire, précisa-t-il, était en bonne voie de règlement mais laisserait sûrement des traces durables dans l’opinion et risquait de créer un fossé entre les populations des quartiers frappés et le reste du pays. Il suggérait que l’armée s’implique dans la reconstruction des zones reconquises et profite de cette opportunité pour lancer une campagne de recrutement en direction des jeunes de banlieue. Après tout, concluait-il, cette démonstration de force et d’efficacité au combat avait auréolé les forces armées d’un réel prestige, y compris aux yeux des jeunes qui avaient été aux premières loges pour en juger.
                Le général de Boisguibert prit ensuite la parole pour détailler l’ensemble des mesures qui formeraient la feuille de route du nouveau gouvernement. C’était une synthèse des propositions émises par les divers partis ; synthèse d’autant plus facile, souligna le général, que beaucoup des mesures en question s’étaient retrouvées sur plusieurs des listes remises par des partis de droite comme de gauche. Une fois exposé le programme, le général fit un tour de table pour s’assurer que chacun des ministres approuvait effectivement les directives données et en admettait sincèrement le bien-fondé. Il fallait au comité, précisa-t-il, la certitude d’une collaboration pleine et entière. Elle lui fut réaffirmée, la main sur le cœur, par chacun des participants. Le conseil s’acheva par la consigne d’une confidentialité totale sur ce qui venait de se dire. Là encore, le général fut obéi. Les nombreux journalistes massés dans la cour de l’Elysée n’eurent droit à aucun commentaire, si ce n’est une remarque de Jean-Pierre Chevènement leur affirmant que « tout bien considéré, ces militaires étaient fort civils ».
                Dans les jours qui suivirent, Alain Juppé rencontra ou contacta par téléphone certains de ses homologues européens. Il avait pour consigne de préparer les esprits à la plus spectaculaire des mesures décidées par le comité de Sauvegarde national.

                Dans la soirée du jeudi 23 août, alors que la plupart des vacanciers commençaient leurs valises, le général de Boisguibert apparut pour la troisième fois en douze jours sur les écrans de télévision. Le rituel fut le même qu’à sa première apparition : accents de La Marseillaise, comité au grand complet et en uniforme rangé derrière une longue table, décor de drapeau tricolore et de Marianne, puis zoom sur le chef des putschistes. Seule différence : cette fois, tous les spectateurs connaissaient son visage et son nom.
-      Françaises, Français, mes chers compatriotes… Moins de deux semaines après sa prise de responsabilité nationale, votre armée vient vous rendre compte de son action. En premier lieu, sachez que la grave crise insurectionnelle qui a frappé certaines de nos villes est désormais résolue. Avec un nombre limité de pertes, les forces engagées pour le maintien de l’ordre ont reconquis les quartiers insurgés, ont capturé les émeutiers et les ont remis à la Justice. D’ores et déjà, avec l’appui de régiments spécialisés, des travaux de déblaiement ont été entrepris, ainsi que la prise en charge et le ravitaillement des populations civiles mises à mal par ces émeutes.
L’orateur s’arrêta un moment, fixant la caméra de ses yeux sombres et déterminés. Il fallait laisser à l’information le temps de bien pénétrer les esprits.
-      Mais il reste beaucoup à faire. Vous le savez, un gouvernement d’union nationale a été créé, composé d’hommes et de femmes aux compétences reconnues, issus de tous les bords politiques et décidés à travailler ensemble au relèvement de notre pays. Ce gouvernement a décidé de prendre dans les prochaines semaines un certain nombre de mesures, dont je vais à présent vous informer…
Nouveau silence. Le général de Boisguibert, qui avait lui-même rédigé son texte, possédait décidément le sens du tempo.
-      En premier lieu, à la date du 1er janvier 2013, la France abandonnera l’euro et reviendra au franc, avec une parité de un pour un. La banque de France retrouvera l’ensemble de ses prérogatives en matière d’émission et de gestion de notre monnaie nationale. En second lieu, votre gouvernement décrète un moratoire de cinq ans sur le paiement du service de la dette. Cela signifie que, dans les cinq années qui viennent, la France va suspendre le paiement du remboursement de ses emprunts. Cette mesure va permettre d’économiser chaque année cent vingt milliards d’euros, qui seront affectés à des investissements dans les secteurs de la santé, de l’éducation, de la recherche et de la justice. En troisième lieu, le système bancaire français est nationalisé en vue de la création d’un service public du crédit. Les actionnaires possédant moins de 0,8% du capital des banques seront payés sur base de la valeur moyenne de l’action au cours des six derniers mois. Les autres actionnaires seront payés en obligations d’Etat remboursables d’ici cinq ans. En quatrième lieu, une taxe de 15% est instaurée pour l’importation sur le territoire français de produits alimentaires, automobiles, textiles et électroniques, y compris en provenance des pays de l’Union européenne. En cinquième lieu, un fonds national d’aide à l’accession au logement va être créé, pour permettre aux familles de devenir propriétaires de leur habitation. En sixième lieu, un impôt exceptionnel de 4% est instauré sur les bénéfices des entreprises du CAC 40, ainsi qu’une taxe de solidarité de 4% sur les patrimoines supérieurs à deux millions d’euros hors résidence principale. En septième lieu enfin, le RSA, le SMIC et les allocations familiales sont augmentés de 20% à partir du 1er octobre 2012, l’augmentation du SMIC étant compensée par une baisse de l’impôt sur les bénéfices pour les entreprises de moins de cinq cents salariés.
Un nouveau silence ponctua cette rafale d’informations. Devant leurs télés, les Français étaient ahuris. Tous ne saisissaient pas la portée de ce qu’ils entendaient, mais chacun sentait qu’il se passait là quelque chose d’exceptionnel.
-      Françaises, Français, mes chers compatriotes, telles sont les premières mesures décidées par votre gouvernement. D’autres viendront les compléter prochainement, dont vous serez informés comme vous devez l’être. Dès la rentrée parlementaire, ces mesures seront présentées au Parlement qui, nous n’en doutons pas, leur donnera son approbation par un vote majoritaire. Des heures difficiles nous attendent. Sans doute allons-nous devoir affronter l’hostilité et la réprobation des autres puissances économiques. Mais nous saurons faire face aux difficultés. Souvenez-vous que la France est forte de chacune et chacun d’entre vous et que, rassemblés, nous pouvons faire des prodiges. Vive la république, vive la France !
Les militaires alignés derrière la table se mirent alors au garde-à-vous tandis que l’hymne national retentissait une nouvelle fois. Puis l’image fut remplacée par la photo d’un drapeau tricolore.

(A suivre)

Vingtième épisode : L'Union sacrée.


                  Le mercredi 15, le comité de Sauvegarde nationale se réunit à huis-clos pour étudier les listes remises par les divers partis et définir sa ligne de conduite. En ce jour de total farniente, des soldats en armes et des véhicules militaires patrouillaient dans quelques endroits-clés de la capitale et des grandes villes, mais dans l’ensemble l’agitation touristique ne semblait particulièrement troublée, ni par le putsch, ni par les opérations de pacification en cours dans les banlieues proches. Les émeutes n’avaient pas atteint Paris et, la première émotion passée, le commerce avait repris comme d’habitude. Il y avait eu deux sortes de touristes : ceux qui avaient pris peur et étaient partis tout de suite, les autres qui étaient restés et s’en trouvaient bien. On évitait juste de prendre le RER, au cas où, malgré les patrouilles armées qui arpentaient les stations Châtelet, Nation ou Gare de Lyon.
                Le jeudi 16, en cours de journée, il y eut des appels téléphoniques, des tractations, des convocations et des rencontres. Et le soir, par une nouvelle allocution diffusée simultanément sur toutes les chaînes généralistes, le général Guelfes de Combier, major-général des armées et présentement secrétaire général du comité de Sauvegarde,  informait les Français de la composition du gouvernement d’union nationale.
                Bertrand Delanoë restait Premier ministre. Le maire de Paris avait obtenu un consensus général, tant sa bonhommie et son efficacité affectueuse étaient appréciées de tous. De plus, cette décision permettait au comité de rester autant que faire se pouvait dans les apparences d’une certaine légalité. Laurent Fabius, l’ancien Premier ministre de la rigueur mitterrandienne, prenait les Finances en main avec Valérie Pécresse comme ministre du Budget. Alain Juppé prenait la responsabilité des Affaires étrangères, avec Pierre Moscovici et Nicolas Dupont-Aignan pour le seconder sur les questions européennes. Jean-Pierre Chevènement devenait ministre de l’Education. Marine Le Pen était nommée à la Famille, avec rang de ministre. Benoît Hamon conservait les Affaires sociales, tandis que le ministère de l’Industrie revenait à Jean-Luc Mélenchon et le secrétariat d’Etat aux PME à Alain Madelin. Jean-Vincent Placé restait aux Transports. Le ministère de la Justice était octroyé à l’avocat Jean-François Copé. Corinne Lepage se voyait confier un ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation. François Hollande veillerait sur la Fonction publique et Ségolène Royal, forte de son expérience poitevine, sur l’Aménagement du territoire. Xavier Bertrand, l’ancien assureur, aurait la charge d’un nouveau ministère consacré aux Professions libérales et au secteur tertiaire. Enfin, le directeur général de la gendarmerie, Edouard Tourdion, prenait le portefeuille de l’Intérieur et le chef d’état-major de l’armée de terre, le général Schreiber, celui de la Défense. La Culture était confiée à Anne Sinclair.
                Le lendemain de cette annonce, François Bayrou publia un communiqué de presse pour faire savoir que « conscient de ses responsabilités devant la France et devant l’Histoire, il accepterait de tenir toute sa place dans un gouvernement de reconstruction nationale ». Il n’y fut pas donné suite.

(A suivre)

Dix-neuvième épisode : La France digère...



      Dès le lendemain du coup d’état, les dirigeants des partis politiques avaient remis au comité leur liste de personnalités « compétentes » et celle des mesures à adopter. Les généraux virent dans ce zèle la preuve que les politiciens, dans leur ensemble, étaient décidés à jouer le jeu. De fait, la situation du pays était telle depuis des années que, en privé, tous les dirigeants politiques s’accordaient à reconnaître qu’ils ne savaient pas comment la résoudre, tant les mesures à prendre leur semblaient électoralement suicidaires. Le coup d’état, s’il était moralement et juridiquement blâmable, leur offrait bel et bien la possibilité d’agir sans porter la responsabilité de leurs actions, et de collaborer avec le camp d’en face sans se faire pour autant accuser de trahison ou d’opportunisme. Finalement, si on savait manœuvrer, cette affaire-là pourrait bien présenter à moyen terme plus d’avantages que d’inconvénients.
      Les listes de mesures à prendre avaient été établies assez vite. En revanche, tous les partis avaient eu du mal à dresser la liste de leurs quinze meilleurs membres. Comme on l’imagine, sitôt passé le cap des quatre ou cinq premiers indiscutables, les luttes d’ego et de clans s’étaient déchaînées. Le temps étant compté, bagarres et combinaisons avaient duré toute la nuit du dimanche et une bonne partie de la journée du lundi dans tous les états-majors politiques depuis le FN jusqu’au NPA. Car les militaires avaient poussé l’honnêteté – ou le vice – jusqu’à consulter les partis d’extrême-gauche, qui n’avaient d’ailleurs pas été les derniers à répondre. Seul Lutte Ouvrière avait décliné l’invitation, préférant préparer sa rentrée dans la clandestinité. De sorte que le mardi matin, le comité de Sauvegarde nationale disposait d’une liste globale d’une centaine de personnes susceptibles d’occuper efficacement les postes-clés du gouvernement. Seul le MoDem faisait exception : malgré tous leurs efforts, les dirigeants du parti centriste n’avaient pu convaincre François Bayrou de proposer d’autres noms que le sien et celui de Marielle de Sarnez.
      Une difficulté particulière se posait pour le Parti Socialiste dans la mesure où beaucoup de ses meilleurs dirigeants, à commencer par Martine Aubry ou Laurent Fabius, étaient pour l’heure sous les verrous. Lorsque Jean-Christophe Cambadélis exposa le problème au comité, il s’entendit répondre par le général de Boisguibert que les mesures prises étaient exceptionnelles, n’avaient pas vocation à durer « plus que le temps nécessaire » et que de ce fait rien n’empêchait telle ou telle personne de surseoir momentanément à ses fonctions électives pour occuper un poste particulier dans le gouvernement d’union nationale. Lorsque le comité jugerait sa mission achevée, il rendrait les clés du pays aux pouvoirs institutionnels, et ces personnes retrouveraient alors l’ensemble de leurs prérogatives. De retour rue de Solférino « Camba », qui en avait reçu l’autorisation, téléphona à Martine Aubry pour lui expliquer les termes du marché. Il fallut deux grands cognacs à la Présidente pour se remettre de son indignation et peser le pour et le contre. Elle rappeler Cambadélis pour l’avertir qu’elle déclinait l’offre. Bertrand Delanoë et Laurent Fabius, également contactés par le même Cambadélis, se résolurent tous deux à une approbation pragmatique.
      Dans la journée du mardi 14 août, avec un bel ensemble, les diverses rédactions firent ce qu’elles font toujours lorsqu’elles ne savent pas quoi écrire sur un sujet de politique intérieure : elles commandèrent des sondages. Les résultats de ces diverses enquêtes furent publiés le mercredi pour les quotidiens, le jeudi pour les hebdomadaires. D’un institut à l’autre, les chiffres étaient globalement les mêmes : 91% des Français se disaient surpris par le coup d’état, 68% en dénonçaient le principe, 88% trouvaient qu’il s’était effectué « sans heurts », 84% affirmaient faire confiance à l’armée pour résoudre la crise des banlieues, 61% avaient trouvé le discours télévisé « rassurant » (contre 24% « inquiétant » et 15% d’indécis) et 97% pensaient qu’il fallait attendre et voir. D’ailleurs, il restait deux semaines de vacances.
Hasard ou opportunisme, l’opinion des principaux journalistes rejoignait peu ou prou celle de la majorité des Français. Dans Marianne, Jacques Julliard expliqua que la France n’était pas le Chili mais plutôt le Portugal. Dans Le Point, Claude Imbert commenta les sondages en citant La Fontaine : « De ce roi-ci contentez-vous, de peur d’en rencontrer un pire », tandis que BHL se demandait quelle politique les nouveaux dirigeants adopteraient à l’égard d’Israël. Alexandre Adler déclara « qu’il donnait trois mois au comité avant de décider s’il optait pour l’exil ». François d’Orcival, dans Valeurs actuelles, pubia un éditorial intitulé « Confiance ! » dans lequel il saluait le sens des responsabilités d’une Grande muette soudainement sortie de son silence. Laurent Joffrin, dans Le Nouvel Obs, se demanda sur deux colonnes s’il fallait « résister » avant de conclure que non. Libération resta relativement factuel en publiant les biographies des généraux putschistes et Charlie-Hebdo mit en couverture un dessin de Charb affirmant que « ce serait chaque jour le 14 juillet ». Enfin Etienne Mougeotte, dans Le Figaro, expliqua que l’état de délabrement moral et politique du pays avait rendu « indispensables, sinon souhaitables » des événements dans lesquels il voyait « l’un de ces sursauts salvateurs dont la France avait su faire montre tout au long de son histoire ». En somme, rien de bien surprenant.

(A suivre)

Dix-huitième épisode : Premières mesures.


                Le général de Boisguibert n’avait pas menti. Dès le matin, au moment même où Martine Aubry, Bertrand Delanoë ou Laurent Fabius étaient arrêtés, plusieurs régiments d’infanterie avaient été déplacés vers les principales zones d’émeute. C’étaient des régiments d’excellence, habitués aux combats de rues et au maintien de l’ordre par leurs interventions au Liban, en Côte-d’Ivoire ou en Afghanistan : 92e RI, 126e RI, 2e et 3e RIMA… appuyés par les sapeurs du 3e et du 13e régiment de Génie. Les instructions étaient de reprendre au plus vite et par tous les moyens les quartiers tenus par les émeutiers, en évitant les pertes autant que faire se pourrait mais en donnant priorité à l’efficacité. Les commandants des régiments engagés dans l’affaire étaient tous parfaitement conscients de l’enjeu : ils savaient que, aux yeux des Français, la légitimité du coup d’état dépendrait de leur réussite. Avant la fin de la soirée, les régiments avaient déjà pris position autour des zones à reconquérir et sécurisé leurs abords.
        L’après-midi qui suivit leur prestation télévisée, le général de Boisguibert et ses compagnons reçurent l’un après l’autre les présidents de groupe et les dirigeants des principaux partis politiques. A tous, ils tinrent le même discours simple et empreint d’un certain pragmatisme. La gestion des émeutes, expliquait le chef d’état-major, était une affaire  d’exécution que l’on pouvait considérer comme réglée. Restait… tout le reste. Le pays était sous contrôle militaire, l’heure n’était donc plus aux querelles politiciennes ni à la lutte pour les places : il s’agissait maintenant de faire travailler ensemble tous les talents et toutes les compétences dont le pays disposait, qu’ils soient de droite, de gauche ou d’ailleurs. Concrètement, chaque parti politique avait trois choses à faire. D’abord, établir sur une seule feuille de papier recto-verso la liste des dix mesures pratiques qu’il lui paraissait le plus urgent de mettre en œuvre pour redresser la situation du pays. La liste de ces mesures devait être absolument sincère et demeurerait, pour chaque parti, strictement confidentielle. Ensuite, faire une liste aussi objective que possible des quinze personnes les plus capables ou les plus compétentes dont il disposait dans ses rangs. Enfin, proposer pour chacune de ces personnes les trois affectations qui leur permettraient d’employer leurs talents de la façon la plus utile pour la nation. Ces listes devaient être remises au comité de Sauvegarde au plus tard le lendemain à minuit.
       Le lendemain, aucun quotidien ne parut. Non qu’ils aient été interdits – la Presse avait été laissée libre – mais en plein mois d’août, un dimanche, les rédactions avaient été prises complètement à contre-pied. Il fallait réunir les comités éditoriaux, décider d’une ligne, évaluer jusqu’où on pouvait aller dans le soutien ou dans l’opposition aux nouveaux dirigeants du pays… A l’étranger, les réactions des journaux furent unanimes pour dénoncer l’illégalité du coup d’état, souligner l’aspect consensuel et unitaire du discours des militaires et convenir qu’on ne pouvait guère prophétiser ce qui allait sortir de tout ça. Les journalistes européens ignoraient que certains messages étaient déjà passés : le dimanche après-midi, les généraux d’état-major français avaient téléphoné à leurs homologues des principaux pays d’Europe pour leur rappeler que l’affaire ne concernait que la politique intérieure de la France et pour demander que les gouvernements des pays amis veuillent bien se tenir tranquilles en attendant d’être contactés par la voie diplomatique normale. Evidemment, les militaires ainsi appelés avaient immédiatement rendu compte à leurs ministres respectifs, de sorte que tous les gouvernements voisins savaient pour l’heure à quoi s’en tenir.
       Sur le front des émeutes, un appel à la reddition avait été adressé aux insurgés. Certains, gavés de violence et de pillage, fatigués par une semaine de tension, impressionnés par le déploiement de soldats en armes, inquiets de la tournure que prenaient les choses, avaient cessé la lutte et disparu dans l’anonymat. Mais plus d’une douzaine de quartiers tentaient de maintenir la résistance. A Sevran, à Aulnay, à Champigny, il y eut des affrontements violents : on compta six morts, tous du côté des émeutiers, et plusieurs dizaines de blessés dont quelques-uns parmi les militaires. A la rage des révoltés répondait le savoir-faire technique de l’armée ; la disproportion des équipements et de l’expérience était trop grande pour que l’affaire dure longtemps. Les soldats se déplaçaient en groupes de dix voltigeurs répartis en cinq binômes qui progressaient prudemment, fusil à la main, parmi les magasins incendiés, les débris de verre, les poubelles renversées et les carcasses de voitures calcinées. Le plus souvent, leur simple vue suffisait à faire fuir les insurgés. Parfois, des tentatives d’embuscade, des jets de briques et de boulons ou les coups de feu d’un homme isolé provoquaient l’affrontement. Les soldats se postaient vivement à l’abri, tentaient de fixer l’adversaire par des tirs à intervalles réguliers, puis appelaient les renforts qui les aideraient à réduire la résistance ou à faire battre en retraite les émeutiers embusqués. Sitôt une zone reconnue tranquille, les hommes du génie arrivaient pour l’investir et la sécuriser aux moyens de barbelés. Les habitants, entre terreur et soulagement, assistaient aux opérations depuis les fenêtres de leurs immeubles. Ensuite, un commandant de compagnie contactait les résidants de la zone, en général par l’intermédiaire du gardien d’immeuble ou des associations de quartier, pour organiser un ravitaillement et régler les questions les plus urgentes. Enfin, les forces de police venaient reprendre possession du terrain. Les prisonniers, environ trois cents personnes, avaient été regroupés au Stade de France – idéalement placé pour la circonstance – dans un campement de fortune surveillé par les soldats du 152e RI. En deux semaines, l’ensemble des quartiers insurgés était repris. La France des vacances poussa un grand soupir de soulagement. Il y en avait pour des millions d’euros de dégâts.

(A suivre)

Dix-septième épisode : Coup de force.



                A midi pile, ce dimanche 12 août 2012, les émissions de télé comme de radio furent interrompues par les accents de La Marseillaise. Sur les écrans de télévision un plan fixe révéla, sur un fond grisâtre, une longue table couverte d’une nappe verte derrière laquelle apparaissaient une douzaine d’hommes à la mine sévère, vêtus d’uniformes bleus ou beiges qu’éclairaient des boutons et des étoiles argentés ou dorés et les rubans rouges, jaunes ou verts de nombreuses décorations. Derrière eux, on apercevait un drapeau tricolore, deux plantes vertes et, posé sur un balustre, un buste de Marianne. Puis la caméra zooma sur l’homme en tenue jaspée qui occupait la place centrale et devant lequel était posé un bouquet de micros. Le visage rond aux cheveux ras, le nez de boxeur et les yeux sombres donnaient une impression de détermination tranquille. Pour la très grande majorité des spectateurs, c’était un parfait inconnu. Seuls quelques dizaines d’initiés identifièrent le général Alain de Boisguibert, chef d’état-major des armées. Après un instant de silence solennel, l’homme prit la parole. Sa voix, un peu trop haut perchée, créait un contraste étrange avec la gravité de la scène.
- Françaises, Français, mes chers compatriotes… En ces heures terribles où l’intégrité de notre pays est mise en cause, devant l’exceptionnelle gravité de la crise que doit affronter la France et constatant l’incapacité des pouvoirs publics institutionnels à y répondre, votre armée s’est résolue à assumer l’ensemble des responsabilités qui lui incombent. Déjà, au moment où je vous parle, des mesures très fermes sont mises en œuvre pour faire cesser les insurrections qui isolent certaines de nos villes…
Suivait, en phrases brèves, une description de la situation. Un comité de Sauvegarde nationale était constitué. Il comprenait le chef d’état-major des armées, les chefs d’état-major de l’armée de terre, de la marine, de l’aviation et de la gendarmerie ainsi que leurs majors-généraux et le gouverneur militaire de Paris. Stations de radio et chaînes de télévision étaient sous contrôle. Le chef de l’Etat, les principaux membres du gouvernement et quelques leaders syndicaux se trouvaient en résidence surveillée. Dans l’après-midi, le comité rencontrerait les divers présidents de groupes parlementaires mais, d’ores et déjà, il en appelait au sens de l’Etat des dirigeants politiques pour appuyer son action ou, en tout cas, ne pas la contrarier par des appels à la révolte qui ne feraient qu’ajouter au désordre ambiant. L’heure était à l’unité et à la solidarité ; chacun devait le comprendre et agir en conséquence. Puis la caméra zooma sur le visage impassible de la Marianne de plâtre, tandis que La Marseillaise retentissait de nouveau, laissant les spectateurs abasourdis.
(A suivre)

Seizième épisode : Un dimanche matin à l'Elysée.



      Le coup d’état se fit très simplement.
      Le samedi soir, de retour de Bruxelles, Martine Aubry avait regagné ses appartements de l’Elysée pour achever la soirée en compagnie de Jean-Louis Brochen. Le lendemain matin, en les quittant pour se diriger vers son bureau, elle eut la surprise de trouver dans l’antichambre le général Coëtlogon, commandant la place de Paris, qui l’attendait à la tête d’un groupe d’une dizaine de gardes républicains. A son entrée, les hommes se mirent au garde-à-vous. Le général salua la Présidente et s’approcha d’elle avec toutes les marques du respect.
-      Madame le Président, je vais vous demander de bien vouloir nous suivre.
-      Vous plaisantez, général !
-      Nullement, madame le Président. Je suis au regret de devoir vous mettre aux arrêts. Le palais est sous notre contrôle, ainsi que l’hôtel Matignon, Beauvau et les principaux ministères. Il n’y a rien que vous puissiez faire, sinon nous suivre. Ne vous inquiétez pas, votre résidence vous attend déjà.
La Présidente, partagée entre l’incrédulité et la rage, ne savait quelle contenance adopter.
-      Votre conduite est inqualifiable, général. Je vous ordonne de vous reprendre.
-      Je crois que vous ne comprenez pas bien la situation, madame le Président.
Sur un geste du général, les gardes entourèrent une Martine Aubry au visage blême. Guidés par l’officier, la Présidente et son escorte se dirigèrent vers la cour d’honneur. Le palais était désert, hormis de loin en loin un garde républicain en uniforme et le fusil au pied qui, à l’approche du groupe, présentait impeccablement les armes. Dans les couloirs vides aux moulures dorées où l’on n’entendait que le bruit rythmé des pas, la scène avait quelque chose de spectral. Dans la cour, quelques gardes républicains armés de fusil semblaient surveiller les entrées. Garée devant le perron, une C6 noire attendait. Derrière elle, il y avait un fourgon bleu aux vitres grillagées, vide. Près de la voiture, un colonel de gendarmerie se mit au garde-à-vous à l’arrivée de l’escorte présidentielle, salua, ouvrit la portière arrière. Le général s’approcha de Martine Aubry.
-      Madame le Président, si vous voulez bien monter.
La Présidente commençait à prendre conscience de la situation.  Jusque là, envahie par la colère et l’ahurissement, elle avait été incapable de complètement réaliser ce qui lui arrivait ni de ressentir de la peur.
-      Que va-t-il arriver, maintenant, général ?
-      Vous allez être emmenée à Villacoublay et, de là, au fort de Brégançon où vous serez assignée à résidence. Vous n’avez rien à craindre, je vous l’ai dit.
-      Qu’est devenu le Premier ministre ?
-      Il doit être en route vers la Lanterne, où il sera lui aussi placé en résidence surveillée.
-      Vous êtes fou, général. Tout ceci va vous coûte très cher.
-      La situation exige des mesures d’exception, madame le Président. Je vous prie respectueusement de bien vouloir monter.
Martine Aubry comprit qu’elle ne pouvait qu’obéir. Elle s’installa sur le siège arrière. Le colonel ferma la portière. L’un des gardes fit le tour de la voiture, ouvrit la portière avant, s’installa au volant. Les autres montèrent dans le fourgon qui stationnait derrière la C6. Le colonel vint s’asseoir à côté de sa prisonnière.
Le général salua.
-      Je vous souhaite un bon vol, madame le Président.
Excédée, Martine Aubry tenta d’avoir le dernier mot.
-      « Madame la Présidente », je vous prie, général !
-      Je suis au regret, madame le Président : il n’appartient pas à l’exécutif de régenter la grammaire.
La C6 démarra, roula jusqu’à la sortie et disparut, imitée par le fourgon bleu nuit. Le général suivit des yeux les véhicules. Puis, il sortit un portable de sa poche et composa un numéro.

(A suivre)